Jaffa, la passe, éditions Filigranes, 2006
Photographies de Didier Ben Loulou
Ce livre est un dialogue entre des photographies prises à Jaffa dans les années 80 et une histoire qui se poursuit jusqu’à nos jours dans une cour de la vieille ville de Jérusalem. Plusieurs identités se croisent, dans un texte où la narratrice suit les traces d’un homme qui fut hanté par ce lieu jusqu’à s’y perdre. Et l’on découvre que devenir quelqu’un, c’est être ravagé par l’Histoire, et qu´on ne parvient sans doute à se trouver qu´en traversant cette passe dangereuse entre soi et les autres. La voix de l’intimité et celle de la collective condition se mêlent et font entendre un son qui résonne sur les mots et les images de ce livre où Jaffa, malgré son illustre passé désormais en ruine, parle encore avec force et poésie de l’homme d’aujourd’hui.
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Jaffa parle pour tous ces mondes sans parole, où le langage n’a plus droit de cité, où les mots des uns tuent les mots des autres et, à la fin, il n’est plus qu’un grand silence sur les pierres. Cet endroit fut bien longtemps une étape, une station, dans cette quête d’idéal que tant de peuples ont partagée sur les rives du Proche-Orient. Un lieu où utopie et désespoir se sont réciproquement nourris et qui resta pourtant, malgré la détresse des guerres, la misère et les maladies, un point extrême de l’attente des hommes, à la croisée de toutes les conquêtes, terrestres certes, mais célestes aussi bien. Stratèges, voyageurs et pèlerins y ont tous orienté la direction de leurs bateaux et la boussole intime de leur vie.
Des siècles après la rue Kedem poursuit sa transversale que rien n’arrête, feignant d’ignorer le va-et-vient des barques autour de celle qui fut, au gré des prises et des chutes, exil des uns, asile des autres…
Qu’avais-je à attendre de ce qui n’est plus aujourd’hui qu’un galon piqué de palmiers déplumés, un lieu en friches, un déchiquètement mémorial, si désolé, lieudit de la terre regardant la mer pour se retrouver, comme dans un miroir se formule le visage d’une réponse ? C’était cette réponse que je voulais entendre, et c’était aussi la question que je voulais surprendre lorsque je marchais ainsi à travers les rues abandonnées de Jaffa, dans l’espoir d’entendre à nouveau ta voix, et de nos deux respirations dissiper les longs nuages qui nous séparent.
Nos parcours se croisèrent une dernière fois en ce lieu où je me suis promenée en étrangère, épuisée de n’avoir rien trouvé. Je me suis couchée sur la route, le ventre creux, affamée de t’attendre, tamisant le sable et faisant rouler les graviers sous mes doigts comme un chapelet. Ne pouvant plus bouger j’étais, tu sais, durcie de douleur.
Mais ce soir-là, toi, tes questions et mes réponses, nous nous sommes retrouvés à l’ombre de l’arbre inconnu. Autour de nous, çà et là, paraissaient les villages toujours en ruine, quelques bouquets d’oliviers et des sycomores… Je détache un brin de romarin que je frotte entre mes mains, nous fermons les yeux sur Ajami. Le vent tombe, les mauvaises herbes mordent un peu plus l’air avant la fraîcheur et la nuit.