Fluxus, c’est gratuit, IFA 2007

Préface au catalogue de l’exposition

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L’oreille collée au combiné, j’écoute la tonalité classique et rassurante des télécoms résonner sur un rythme attendu. L’indicatif niçois semble donc bien avoir fonctionné, Ben décroche. Cependant, je ne parviendrai jamais à me convaincre des ancrages géographiques d’aucun des membres de Fluxus. Le sud de la France abrite je crois un métisse noir, antillais, probablement grec par sa mère, et suisse d’adoption. De Ben je ne saurai jamais rien, ni distinguer l’accent, ni décliner l’identité. Sa voix ronde sait se faire aiguë au passage de la glotte, un nasillement semblable à celui des griots malins des Antilles, mi-chamans, mi-sorciers, tour à tour envoûteurs et guérisseurs, un phrasé rapide qui n’a rien de méridional, me laissent à penser qu’il vient d’ailleurs. Pourtant, au-delà des voix, une certaine énergie confiante, emblème de son rapport au monde, ne peut qu’être attribuée aux gens de soleil, aux pêcheurs des mers bouillonnantes et mythologiques du sud. Francesco Conz, Gino di Maggio, Caterina Gualco, Ben Patterson, Nicolas Feuillie et Charles Dreyfus, forment à eux seuls un vaste pays où les langues se mêlent dans un même fleuve regorgeant d’alluvions éparses, charriant des boîtes d’allumettes, des jeux de cartes et des écrans télé, détournant son cours au premier barrage rencontré, inondant en basse saison des terres que l’on croyait arides. Je ne saurai jamais non plus définir ce mouvement mystérieux au titre si savant, empruntant malicieusement à la langue antique un pseudo-lexique de laborantin. Et il faut bien avouer en effet que Fluxus est un laboratoire dont les éprouvettes déversent régulièrement leurs flots intempestifs sur le parquet bien ciré des galeries d’art et des salles d’expositions. Or comme dans tout laboratoire, le secret d’une formule complexe réside dans l’art d’associer entre eux les éléments simples. Fluxus prélève donc les idées en germe, avant éclosion, bien avant que de leurs graines on ne fasse blé, et qu’elles ne soient broyées par la société dite de consommation, toute équipée qu’elle est, comme on parle de « cuisine équipée » : plaque chauffante de la bourse mondiale, réfrigérateur avec ou sans congélateur des institutions, placards nombreux, et autres ustensiles à vocation ergonomique… Fluxus, ce serait donc : de nombreux accents, de nombreuses origines, une action menée en toutes langues du monde contre l’ordre établi, brouillant les repères, sapant les modes de transformation logiques et sabotant l’efficace loi du marché ? Ne serait-ce pas également ce flux continu qui parvient à cheminer entre les amers illégitimes et si souvent vulgaires du grand océan de la création officielle ? Ce mouvement, qui n’est pas une école, s’entête à vouloir accroître de son onde vive le faible espace de liberté qui nous est imparti. Irriguant d’un humour corrosif toutes les formes d’expression, il manipule avec un soin méticuleux les clefs, les tiroirs et les boîtes, pratiquant les outils avec le sérieux déconcertant des plus habiles artisans. L’élément simple originel est ainsi détourné de son utile métamorphose par la main de l’homme, pour être entraîné par ce flux s’écoulant délibérément sans direction précise : « la voie n’est pas la voie ». Le but aussitôt visé est aussitôt obsolète. Le contenu se passera donc de contenant. Quant au contenant, il se verra dévasté par son contenu : sarcophages des écrans-télé de Nam June Paik agités d’images implosives. C’est la raison pour laquelle Fluxus n’est pas d’une époque. Ce n’est pas un « courant artistique », mais un rouage, telle une immense noria grinçante et obsédée par sa force motrice, distribuant sur mille plateaux le flot permanent de l’Histoire que l’on croyait continue. Fluxus ? C’est une sorte de grande roue : « Roue de foire » diront certains, car Fluxus est souvent volontiers guignolesque, « Roue de la fortune » diront d’autres, car à coups de dés brechtiens Fluxus joue avec le destin, sa fatalité, ses hasards… Cette grande roue mécanique œuvre au cœur même de nos sociétés qui, elles, se font et se défont au gré des marées. Ridiculisant nos petites inventions, tournant en dérision l’adipeuse matérialité des choses, leur fonction et leur prix, on ne peut s’étonner que Fluxus soit si présent aujourd’hui et nous ne pouvons que nous réjouir de le recevoir ici, au cœur de la Méditerranée héraclitéenne et aristophanesque. L’Institut Français fête ses cent ans, nous souhaitions lui offrir un hommage insolent. Chacun sait à quel point l’Histoire de notre Institut est liée à celle de la Grèce, à l’esprit de résistance, au militantisme courageux et généreux des hommes qui l’ont fondé. Nous avons pensé qu’il était nécessaire de donner à ces célébrations un souffle de vie intense et singulier. Des rencontres, des débats, des échanges, des concerts et des performances s’enchaîneront pour que ce centenaire ne soit pas simplement un hommage mais qu’il vienne se heurter au présent et se tourner vers l’avenir. Octave Merlier, son épouse Melpo et Roger Milliex avaient fait de l’Institut une maison grande ouverte aux esprits et aux talents. Grâce à Fluxus, reçu ici par le prestigieux Musée Bénaki, grâce à la présence des artistes et celle des étudiants, je crois que nous ne les trahissons pas. « Fluxus, c’est gratuit » s’adresse à tous ceux qui ont donné sans compter, à ceux qui ont su parier sur l’avenir dans un présent improbable, à ceux qui ont porté l’action sans en connaître jamais l’issue, afin que Culture et Intelligence, divinités d’un autre âge, tremblent encore en nous comme deux organes vivants.