Propos recueillis par Sophie Bernard, Images magazine n°17, Paris 2006

image_14

Didier Ben Loulou travaille depuis vingt-cinq ans sur Israël, où il vit depuis 1993. Ni reporter ni simple témoin, il tisse une oeuvre à la trame complexe, à l’image de cette région. Avec une écriture photographique où les compositions précises et exigeantes du format carré se marient à des couleurs chaudes, il s’intéresse au territoire et aux hommes qui y vivent. La parution de Jaffa, la passe est pour lui l’occasion de revenir sur une oeuvre qui implique autant l’homme que le photographe.
Je n’ai jamais voulu être reporter, ni rentrer dans une agence. Me plier à la notion de commande m’a souvent été difficile. Au début des années 80, j’avais l’impression que tous les reporters faisaient les mêmes images. Pour moi, ça ressemblait, plus ou moins, à du mauvais Cartier-Bresson. Pourtant j’ai toujours envisagé la photographie comme un moyen permettant de témoigner, de prendre position, même politique, car elle en appelle à une certaine responsabilité de l’artiste. J’ai horreur du bricolage, des faux-semblants. J’aime ce qui est direct, frontal et foncièrement lié au réel ! A l’époque il y avait deux camps : le reportage de presse avec son aspect sentimental et, pour schématiser, une photographie moins conventionnelle, plus subtile. Le reportage représentait pour moi ce qu’est le journalisme à l’écriture. Je suis pour une sorte de reportage d’auteur où l’épaisseur du vécu, l’intelligence d’une vision, l’intériorité, se conjuguent. Je crois à cette phrase de Gide : « L’oeuvre d’art est toujours le résultat d’une persévérance inquiète ». Une oeuvre se fait sur la durée, dans une grande solitude, sur de longues années, image après image, série après série, livre après livre.

Jaffa…
J’ai le plus souvent construit mon travail autour de projets longs et tenaces. De 1983 à 1989, j’ai travaillé sur un territoire bien circonscrit , à Jaffa, et plus précisément dans le quartier d’Ajami. C’est une sorte de faubourg, aux confins de la ville, où personne n’aimait à s’aventurer. Cette langue de terre à l’architecture orientale, marquée des traces, des empreintes de la vie d’un autre peuple, s’oppose radicalement au Bauhaus fonctionnaliste de Tel Aviv. Jaffa fut pour moi la découverte de l’autre, de l’absent, de l’exilé. Il m’a fallu des années pour comprendre l’ampleur de ce travail et plus de vingt ans pour faire Jaffa, la passe. Je suis persuadé que les images savent avant nous, et mieux que nous, ce qu’elles renferment. Quant à savoir si c’est une sorte de bilan, je pense que chaque livre ou recueil est une étape qui vient jalonner une démarche. Oui, chaque livre est une passe, car je n’oublie pas qu’il me reste encore à faire mon livre sur Jérusalem…

Jérusalem…
Quand je me suis installé à Jérusalem en 1993, je voulais travailler sur cette ville et en dessiner une véritable géographie intime et mentale. Pendant plus de 15 ans, chaque jour, j’ai fait des images à l’intérieur de la vieille ville. J’ai essayé d’articuler et de tisser entre elles différentes séries : les visages, les lieux, la famille, les lettres. C’est dans une sorte de vertige que j’ai pu bâtir mon oeuvre en ressassant les mêmes ruelles, cours, pierres, murs. Il y a évidemment eu des moments difficiles, la violence, les attentats, l’intifada… Mon approche était aussi risquée que celle d’un reporter, moins l’allégresse de pouvoir passer à autre chose ensuite. J’ai croisé de nombreux photographes de presse là-bas. Je les trouve plutôt pathétiques. Ils ne connaissent rien ou peu du conflit qui agite cette région, ou de manière tellement sommaire qu’ils réalisent le plus souvent des images qui sont déjà usées avant d’être publiées !

Les mots et la photographie…
la nouvelle de Caroline Fourgeaud-Laville vient questionner les images, leur emboîter le pas. Je me méfie toujours des mots et elle, je suppose, des images. La tentation aurait été d’expliquer ce qui est à voir dans le livre et de suivre simplement, de manière linéaire, la narratrice qui se déplace, dans les lieux du livre ainsi qu’à Jaffa où l’auteur a séjourné pour l’écriture de ce texte. L’écriture de Caroline Fourgeaud-Laville vient plutôt butter comme un insecte sur la vitre des images. Elle est dans cette solitude-là, celle d’une écriture qui n’a pas besoin des images. Sa phrase parcourt le livre pour dire sa propre souffrance et, à travers elle, la mienne, la vôtre, et évidemment, celle de Jaffa, symbole d’exil pour les uns et d’asile pour les autres. Jaffa, on le comprendra, raconte cette histoire-là aussi. En fait, nous sommes au coeur même d’une dérive, sur un territoire sans grandiloquence, mais précieux parce que porteur de traces, de vestiges, de restes… Et c’est dans une sorte de fausse débauche de couleurs et de décors que se répondent texte et images. J’ai voulu associer dans ce livre le texte aux images, dans une confrontation des temps, des lieux et des écritures. Caroline Fourgeaud-Laville et moi, nous avons voulu ce livre comme une promenade en apparence anodine. Mais si on sait regarder de près ces images et lire son très beau texte, on comprendra mieux ce que ce territoire de ruines symbolise à lui seul de déchirements.

Histoire et histoires…
La photographie est le plus court chemin entre histoire et Histoire. Je pense avant tout que le photographe, au même titre que l’écrivain, a un rôle très particulier : celui de rendre compte du mystère du monde, des êtres, de la vie et de se situer au plus proche du secret des choses. Ce qu’ajoute l’écriture à la singularité des images réunies dans Jaffa, c’est un pluriel, un pluriel des événements qui s’y sont déroulés, une pluralité des populations qui y ont vécu, leurs passages successifs, mais surtout la superposition des identités, leur intrication. La narratrice, française, suit les traces d’un ami qui a quitté la France pour retrouver ses racines en Israël. Or, et c’est là la face éclairante du récit, on comprend que cet homme s’est égaré au-delà de Tel-Aviv, sur un territoire étranger. Les racines sont dans le déracinement, dans la découverte de l’autre, dans la dépossession. Ainsi l’Histoire des manuels scolaires et des articles de journaux est prise en charge par une petite histoire intime et presque ordinaire. Nous pourrions également dire que la grande Histoire, celle qui voudrait s’écrire sous de fiers drapeaux aux couleurs trop franches, trop tranchées, se trouve soudain prise au piège de la petite. Si j’ai toujours fait la part belle aux focalisations étroites vissées sur l’humain, sa peau, son visage, ses mains, c’est que je sais que la petite histoire est plus inventive que la grande. Les individus s’entrecroisent et s’approprient des gestes, des mots, traversent, transgressent, se touchent, se parlent, hurlent souvent les uns à la face des autres, mais parviennent tout de même à se rencontrer avant de s’abandonner à nouveau, car tel est le cycle immémorial que nous conte Jaffa : la rencontre et l’abandon, la recherche et la trace.

Une quête…
Ce sont tous ces déplacements imbriqués les uns dans les autres qui, je crois, finissent par créer cette tension tout au long du livre. L’écriture de Caroline Fourgeaud-Laville est dans un abandon total, comparable à celui de cette famille originaire de Jaffa que j’ai photographiée dans une cour intérieure de la vieille ville de Jérusalem et qui vient clore le livre. Nous sommes dans une sorte d’errance terrible, où il ne reste plus guère que la folie de cette famille pour nous dire ce que le reportage ne pourra jamais montrer : la perte des images et des mots, un monde d’absence.

Demain…
C’est vrai, je me suis retrouvé enfermé dans une quête où il faudrait toute une vie pour remonter au coeur, au point de gravité de ce lieu. Je n’ai jamais visé pour autant l’actualité ou l’événement. Ce qui m’obsède c’est plutôt l’aspect irrémédiablement hors du temps de cette ville trois fois saintes. Jérusalem devient le lieu de tous les autres lieux, sorte de microcosme où se retrouvent la double filiation du salut “messianique” et celle de la folie guerrière. Aujourd’hui, j’aimerais suivre d’autres chemins, quitter peut-être Jérusalem, aller ailleurs, apprendre à regarder autre chose, une autre ville, apprendre encore d’autres langues, remonter d’autres fleuves, boire à d’autres sources…