Entretien avec Didier Ben Loulou

Photos nouvelles n°30, nov.-déc. 2004

Propos recueillis

par Caroline Fourgeaud-Laville

sincerite

« Je n’aime pas les images pures aux concepts désincarnés, les visages contredisent les bidouillages de l’art, les idoles et les belles images… Ils nous dominent, nous surplombent et s’imposent comme un fait nu ». Il y a, c’est une évidence, une injonction à laquelle répond Didier Ben Loulou : celle du visage qui dicte l’image. « Le visage exerce toujours sur moi une priorité du regard. » Édicter et dicter sont peut-être deux mots clefs pour pousser la porte étroite de cet échange qu’entretiennent le photographe et son image, car il s’agit bien ici d’évoquer l’écriture : « La photographie : un monde d’écriture dérisoire. » Mais la photographie ne serait-elle pas plutôt une lecture de ce monde qui, sans elle, demeurerait à l’état de trace dérisoire ? C’est ce que nous sommes tentés de croire en ouvrant le livre que cosignent Didier Ben Loulou et Catherine Chalier aux Éditions Filigranes.

Vivre à Jérusalem c’est être, pas à pas, confronté aux frontières et les franchir. Cette ville se décline en archipel d’îlots non solidaires réservant leur mystère : « Jérusalem reste pour moi toute entière espace de mystère, et c’est au cœur de ce mystère que je travaille. » Ce mystère est un univers aux mille plateaux sur Lesquels le photographe circule, car pour saisir cette réalité complexe encore faut-il la parcourir : « éprouver la ville, ne pas la rêver », assumer ses ruptures, accepter qu’un mot n’ait pas, ou de moins en moins, son équivalent dans la langue de l’autre, qu’un être ne soit que rarement face à son semblable, que ce lieu demeure sans traduction possible, que rien n’y soit jamais métaphore : la réalité n’exprimant qu’elle-même, sa plénitude, sa fin. Et c’est sans doute pourquoi le photographe ne parle pas de portraits, mais de visages, car ses images ne déroutent l’humain ni vers l’icône et son sacre ni vers le reportage et sa vulgarité « Je n’ai voulu montrer que des visages, un horizon de visages, sans emprunter les voies du portrait classique qui aurait été forcément documentaire. » Les visages se font face dans une irréductible altérité :« Tout ce qui était inassimilable en eux était ce qu’il me fallait montrer ». On ne peut donc parler ici d’empathie mais plutôt de reconnaissance de la douleur de L’autre en miroir de sa propre douleur : « Et si c’était la terreur dans le visage de l’autre qui ne me laissait jamais tranquille ? » Ces questions ne le quittent pas, les images oeuvrent en lui constamment : « Le lent travail des images se fait en secret dans la clandestinité, jusque dans le sommeil. » Car les images ne sont pas une série d’instants répétés, elles sont « plus proche du temps que de l’instant. », elles se développent en lui selon leur dynamique propre : « Je ne saurais dire ce qui est inscrit tout au fond de mes images, ce qu’elles savent avant moi, sans moi, mieux que moi. »

Didier Ben Loulou franchit plusieurs fois par jour toutes les frontières qui ordonnent la ville, et il arrive parfois qu’une frontière cesse d’être un marqueur politique ou spirituel, pour se faire seuil, passage, rencontre :« Que sont devenus dans cette région du monde ces mots aux résonances bibliques : « tu ne tueras pas », « accueille l’étranger », la priorité du pauvre, du faible, de tous les sans-défense ? Ces mots ce sont eux que j’ai cherchés dans cette ville de Jérusalem ou j’aurais aimé dire après Paul Celan « c’était une contrée ou vivaient des hommes et des livres » ». Les accords tacites, les pactes muets – chacun supposant en l’autre une mémoire, un pardon, un voeu – nous parviennent dans ce face à face soutenu jusqu’en cette ardente veilleuse d’un oeil qui ne se ferme pas : « Ces visages sont des rencontres où l’image ne pouvait se faire qu’à hauteur des yeux. » Et quand le photographe saisit ce fragile consentement, sa main se lève peut-être, on cesse alors de bouger, le silence tombe soudain et c’est une trêve où l’on se considère dans une réciproque et irrémédiable altérité.

Mais ce face à face transcenderait-il les distinctions ? Suspendrait-il les histoires ? Didier Ben Loulou répond : « Tous ces visages viennent de Jérusalem et plus particulièrement de la vieille ville. On ne sait rien sur eux, ni leur identité, ni leur origine, ni leur appartenance. » En effet rien n’est dit, mais tout est là « La guerre, la violence, la douleur se trouvent au coeur de ces rencontres. » Tout est présent et présence, une cicatrice, un tatouage : « Il était important pour moi de montrer leur vulnérabilité, leur misère, et sans trahison me placer au plus près de leur souffle, de leur peau, des traces, des marques, des blessures. » L’image approche de la plaie pour la donner à voir et, ce faisant, lui offrir un regard, une cautérisation…, une « réparation » peut-être ? Ce mot humble et volontaire, clôt le très beau texte de Catherine Chalier, grande interprète de Lévinas, attentive à lire les visages, à révéler comme en une mise à nu extrême ce qu’elle ne craint pas de nommer leur « sincérité ».

« J’en ai eu assez des pierres, du sol, de la terre, alors que les visages s’épuisaient, se mouraient dans un drame sans fin. » Car ce sont bien les hommes qu’il faut aller chercher au plus profond des ombres de la vieille ville. Devenus ombres eux-mêmes, leur peau semble avoir bu La noirceur de l’oubli…, ultime exil. Et précisément le photographe nous dit « porter en soi la semence de tous les exils » pour entendre ces hommes qui parlent à la nuit des questions, celles qui couvent sous les coupoles de cette cité millénaire, de cette ville d’aujourd’hui …. Jérusalem se souvient du passé, mais elle porte sans doute le visage de notre avenir à tous : « elle est au coeur du monde parce qu’elle en est sa déchirure. Cette ville n’a d’autre fonction que de porter au regard un fragment d’univers concentré. »

Didier Ben Loulou connaît bien la nature de sa ville, il a appris à la lire, il en fréquente quotidiennement ses alphabets réels, leurs consonnes convergentes et leur voyelles hostiles. Aussi ses images composent-elles les pages d’un livre ouvert sur de vivants témoins d’un monde en attente de réponse : « Si méditation il y a dans ce travail, elle est juste dans ce regard qui scintille et nous dit seulement son besoin de vie et de consolation. »