Art Sud
Agustina Bessa-Luis est un astre, un astre rayonnant d’une lumière formée au début du siècle dernier, en 1922, et qui commença à diffuser sa lueur vibrante dans les années cinquante, au Portugal, sa terre natale. Aujourd’hui son énergie, toujours plus serrée, toujours plus intense, exerce encore, quarante cinq ans plus tard comme — c’est le destin des étoiles — sa pure clarté saisie comme à la source. Mais cet astre ne vit pas seul dans son ciel fort, c’est toute une constellation qui l’accompagne à travers une cinquantaine de romans, pièces de théâtre, contes et nouvelles. Agustina Bessa-Luis a toujours eu un appétit vorace pour les formes d’expression les plus variées : assumant la direction du Théâtre National de Lisbonne, elle joua également un rôle important dans un grand journal de son pays. Cette femme semble tenir entre ses mains mille manières de parler, mille manières de dire et de transmettre, comme un comédien au service d’un texte. Mais ce texte quel est-il sinon le sien, celui de sa vie, de son œuvre… ?
D’une densité toute féminine, savant mélange de diva populaire et d’austère captive des cellules du savoir, elle a la gravité discordante d’une Oum Koulsoum, la sensualité tragique d’une Amalia Rodriguez et l’intelligence suraiguë d’une Lou Salomé. Toutes ces femmes dansent en elle sans interférence, s’apprivoisent, se concilient sous sa plume, car Agustina Bessa-Luis — son goût pour le théâtre ne peut nous tromper — aime endosser toutes les identités comme elle s’essaie à toutes les formes de créations.
Les accents, les sons et les mouvements des personnages qu’elle crée sont lisibles dans ses yeux étincelant d’un esprit frondeur et ironique. Ses livres, disponibles aux éditions Métailié, sont un hommage aux femmes, à leur sort tragique mais courageux. Ils content la solitude pleine de ressources des femmes abandonnées à leur destin (Le confortable désespoir des femmes, 1994), celui que d’autres ont choisi à leur place mais dont elle parviendront à retrouver les ficelles et à manipuler, fût-ce à l’aveugle, le fragile pantin. Son style, ample et précieux comme Flaubert, subtilement analytique, comme Virginia Woolf ou terriblement sensuel et désespéré, comme Lorca, prête aux femmes de ces récits les armes de leur vengeance : une vengeance mordante, cruelle mais souvent drôle.
Les hasards — si peu hasardeux — d’une programmation cinématographique (la sortie en salle du dernier film de Manoel de Oliveira : Le principe de l’incertitude), ont permis au public parisien de rencontrer la célèbre portugaise en octobre 2002 dans une grande librairie de Saint-Germain-des-prés. Tenue dans l’obscurité, en place sombre et ombreuse par la caméra du réalisateur Manoel de Oliveira, Agustina Bessa-Luis éclipsa ce soir-là l’œuvre de son compatriote et attira vers elle les regards. Interrogée sur sa collaboration avec le cinéaste, la romancière tait à peine l’insatisfaction du jeu auquel elle se prête pourtant depuis bien des années. Dans le combat que se livrent sa langue à elle et ses images à lui, l’échange des forces se fait de plus en plus inégal et, pour parler franc, de plus en plus en sa faveur à elle. Le dernier film de Manoel de Oliveira dans sa structure ferme, rigide et opaque semble négliger l’image et ne reposer que sur des mots. Il fut toujours convenu de reconnaître en lui un cinéaste « littéraire », qui s’inspira, entre autres, de Camilo Castelo Branco, Rodrigues de Freitas, Vicente Sanches et même d’un certain Claudel… mais aujourd’hui les mots ont vaincu, d’une manière frappante, évidente, et leur auteur, Agustina Bessa-Luis, apparaît enfin au public français, en pleine lumière, en lumière légitime.
« S’inspirer » d’Agustina Bessa-Luis pour l’écriture d’un film, quelle folie, quel acte insensé ! C’est faire entrer le loup dans la bergerie ! Avoir songé reléguer cette femme majeure, au rôle somme toute mineur, d’un scénariste, c’était lui faire jouer un rôle pour lequel elle n’est visiblement pas faite, mais qu’elle accepta par curiosité sans doute, une curiosité sous surveillance : celle de sa clairvoyance et de son inimitable ironie. N’est-il pas singulier que, par un concours de circonstances, cette femme forte et libre, ne nous apparaisse que sous l’étiquette du scénariste, sorte de muse (muse-lées aux allures d’esclaves), comme toutes ces femmes du siècle dernier mettant leur talent aux services d’hommes plus célèbres qu’elles ? Or Agustina Bessa-Luis n’est la Béatrice de personne, et d’une inspiratrice elle aurait plutôt l’intelligence vive, protéiforme et généreuse d’une Lou Salomé à qui l’on aurait cédé la plume et débridé le talent.