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Par Caroline Pernès
Des textes inédits d’Euripide découverts : “L’Antiquité a encore de l’avenir !”
Un fragment de deux pièces du dramaturge, considérées comme perdues, a été découvert en Égypte. Le papyrus datant du IIIe siècle contient soixante-seize lignes inédites. Un événement exceptionnel.
Le papyrus découvert dans la nécropole de Philadelphie. Photo Basem Gehad
Ébullition dans le microcosme helléniste : un papyrus contenant deux fragments inédits d’Euripide a été retrouvé sur le site archéologique de Philadelphie, en Égypte. La découverte, majeure, est détaillée dans la revue universitaire allemande Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik. Caroline Fourgeaud-Laville, spécialiste de la Grèce antique, docteure en lettres et autrice de Grec ancien express (2023) et d’Eurêka (2022) aux éditions Les Belles Lettres, nous explique les enjeux de cette fascinante découverte.
Comment ces textes ont-ils été retrouvés ?
L’archéologue Basem Gehad dirige les fouilles de la nécropole de Philadelphie. En novembre 2022, il a découvert, dans une des tombes, un papyrus de
27 centimètres carrés datant de la fin du IIIe siècle. Il a immédiatement envoyé une photo à Yvona Trnka Amrhein, une spécialiste de lettres classiques avec qui il collabore régulièrement. Elle a réussi à déchiffrer quatre-vingt-dix-huit lignes du document. En les comparant à une banque de données rassemblant l’ensemble des textes grecs antiques, le Thesaurus Linguae Graecae, elle s’est aperçue que vingt-deux d’entre elles étaient reconnues et attribuables à Euripide. Le papyrus révèle donc au monde soixante-seize lignes parfaitement inédites ! Avec son directeur de recherches, John Gilbert, ils en ont conclu que nous avions affaire à deux œuvres, datées du Ve siècle avant J.-C., que l’on croyait perdues :
Polyidus et Ino.
En quoi est-ce une découverte exceptionnelle ?
C’est véritablement l’histoire d’une résurrection. Les deux textes font d’ailleurs référence à la mort : comment la dépasser ou comment l’éviter. Cette découverte est exceptionnelle car elle nous donne à lire des textes dont nous n’avions que de courtes citations. Par exemple, une formule de Polyidus est restée célèbre car elle est citée dans le Gorgias de Platon : « Qui sait si la vie n’est pas une mort, et la mort une vie dans un autre monde ? » Or le papyrus contient un extrait d’une scène où Minos et Polyidus débattent de la moralité de ressusciter les morts. C’est aussi un miracle technique. Les papyrus sont très fragiles, et nous savons qu’il existe une cohorte de textes absents. Ce sont là de grandes énigmes de l’Histoire, et c’est, je crois, ce qui enchante le public : comment un texte du Ve siècle peut-il resurgir aujourd’hui, traversant à la fois le tamis du temps, de l’espace, des conditions climatiques, des guerres et du jugement critique de sociétés qui ont eu tout pouvoir sur lui, celui de le condamner comme de le sauver ? Des mille deux cents tragédies qui furent jouées dans l’Athènes du Ve siècle, nous n’en possédons que trente-deux : sept d’Eschyle et de Sophocle, dix-huit d’Euripide… Pour déchiffrer et comprendre ces œuvres qui réapparaîtront un jour, nous devons continuer à étudier le grec ancien. Ces prochaines découvertes auront probablement aussi lieu en Égypte, où les érudits et leurs textes ont beaucoup circulé, grâce à Alexandre. L’Antiquité a encore de l’avenir !
Ces textes présentent-ils Euripide sous un jour différent ?
Je dirais plutôt qu’ils confortent un sentiment déjà partagé par beaucoup d’hellénistes. Parmi les pères de la littérature grecque, Euripide occupe une place à part. Il était d’ailleurs très critiqué de son vivant et a dû s’exiler en Macédoine. Il a renouvelé le genre de la tragédie, en développant une forme de sensibilité nouvelle, en décrivant les sentiments, tous les excès humains, et en renouvelant le regard méfiant que les Grecs portaient sur les femmes. Ainsi, Ino est un
personnage de la mythologie considéré comme une femme démoniaque et cruelle, mais Euripide choisit ici d’en faire une victime rusée.
Pourquoi est-il important que nous continuions à lire les auteurs antiques ?
Nous les érigeons comme des modèles mais, en réalité, ils ont souvent réfléchi, parfois de manière très impudique, sur les expériences désastreuses qu’ils ont traversées. Lire leurs textes permet de renforcer notre capacité de résistance au malheur, notre compréhension d’autrui et de nous-mêmes. Comme avec tous les grands auteurs, lire Euripide, c’est avoir accès à tout un pan de la sensibilité humaine qui, sans lui, nous échapperait. Plus largement, notre culture est marquée par les valeurs issues des auteurs de la Grèce antique : nous pensons avec leurs mots, leurs images et leurs catégories. Il est impératif que nous entretenions ce lien : à leur contact, nous aiguisons notre façon de penser, enrichissons notre vocabulaire et notre présence au monde.