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La note blanche d’Albert Woda

Art Sud

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Créateur au début des années 80 des Éditions de l’Eau, Albert Woda ouvre une porte aux livres d’artistes, permettant le dialogue de l’écriture avec la gravure, la photographie ou la peinture… et graveur il l’est plus que tout, avant tout.

Les ombres et les noires élégances de l’encre révèlent la lumière humide des gravures d’Albert Woda, homme d’une eau soutenue par les grilles à peine perceptibles du gravier de la terre et des rainures serrées de la taille douce. Tout l’art du graveur est bien en effet de frapper, de creuser, d’endolorir sa plaque, la caresser au burin, à la pointe sèche, instrument de torture ou d’amour, délices des entailles dans la matière pour la faire advenir, qui ? La lumière et ses faux remparts.

Albert Woda a mis entre sa main et son œuvre le paravent d’une plaque de cuivre. Voile plus que paravent. Voile est sa plaque qui laisse entrer la lumière et l’esprit, les pollens et les vents. L’artiste jette un voile pour fouetter la réalité, la faire bouger comme un libertin du dix-huitième siècle excite la nature avec méthode, avec une précision telle qu’elle confine à la préciosité. Puisqu’il faut frapper… Woda, ouvrier déférent, se penche et tout près de la pierre recueille sans doute ses derniers gémissements, sa plainte avant la trace. La beauté est ainsi faite qu’il faut la battre.

Quelques mirages, quelques houles rudoient le ciel pour la tendresse, le plaisir de voir la figure rougir ou s’assombrir un peu. La substance de velours mordoré des peintures de Woda semble formuler, sous la flamme d’une bougie, la mythologie sacrée du monde avec ses paysages, ses femmes et leurs corps mobiles. Qu’il s’agisse de peinture ou de gravure la volupté du regard ne s’éteint pas. Mais que veut transcrire cette main ? Sous quelle dictée frappe-t-elle les creux et les pleins ? Albert Woda surligne le relief d’un monde en écriture cursive où la lettre s’efface derrière l’encre, lait ombreux de la nuit, fertile et sombre comme le grand désir sur lequel les arbres, les hautes herbes, les ciels aux longs nuages, gerbes d’eau, prennent naissance d’estampe en estampe. L’univers s’écrit en langage de nuit, et l’artiste nous en offre la très exacte calligraphie : des traînées de lumière dans des sous-bois, des objets qui sont définis par leurs ombres plus que par leur être.

Cet habitant de Céret dans les Pyrénées orientales, Niçois à ses heures, ce méditerranéen par vocation, a des racines imprégnées de brouillards et de pluies. Les origines polonaises du peintre-graveur ne sont peut-être pas étrangères à cette mélancolie souveraine où baignent quelquefois ses créations. Fils de Rembrandt et de Ruisdael autant que de l’éclat de la Méditerranée grecque, Albert Woda est l’enfant du paradoxe. Cet homme est le pur produit de cette migration des signes qui fait de beaucoup d’artistes méditerranéens par adoption des sortes de naufragés amoureux de leur naufrage.

Pourquoi Albert Woda détient-il une telle science des couleurs de la nuit ? La profusion de toute cette suie n’est autre que la sueur d’un feu qui brûle sous sa main depuis bien longtemps. La juxtaposition des signes travaille la scène représentée jusqu’à son lieu limite d’évanescence et de transparence. La gravure multiplie les tonalités sombres comme en peinture on devine les états successifs de couleurs sous un fond apparemment blanc. Car la blancheur est une réserve infinie de climats chromatiques, où la noirceur a également sa part. Comme le lait sur la flamme, la noirceur est la blancheur à son point d’incandescence, sa note pure. Woda a obtenu cette note blanche en sa manière noire.

Une Lou dans la bergerie : Rencontre avec Agustina Bessa-Luis

Art Sud

Agustina Bessa-Luis est un astre, un astre rayonnant d’une lumière formée au début du siècle dernier, en 1922, et qui commença à diffuser sa lueur vibrante dans les années cinquante, au Portugal, sa terre natale. Aujourd’hui son énergie, toujours plus serrée, toujours plus intense, exerce encore, quarante cinq ans plus tard comme — c’est le destin des étoiles — sa pure clarté saisie comme à la source. Mais cet astre ne vit pas seul dans son ciel fort, c’est toute une constellation qui l’accompagne à travers une cinquantaine de romans, pièces de théâtre, contes et nouvelles. Agustina Bessa-Luis a toujours eu un appétit vorace pour les formes d’expression les plus variées : assumant la direction du Théâtre National de Lisbonne, elle joua également un rôle important dans un grand journal de son pays. Cette femme semble tenir entre ses mains mille manières de parler, mille manières de dire et de transmettre, comme un comédien au service d’un texte. Mais ce texte quel est-il sinon le sien, celui de sa vie, de son œuvre… ?

D’une densité toute féminine, savant mélange de diva populaire et d’austère captive des cellules du savoir, elle a la gravité discordante d’une Oum Koulsoum, la sensualité tragique d’une Amalia Rodriguez et l’intelligence suraiguë d’une Lou Salomé. Toutes ces femmes dansent en elle sans interférence, s’apprivoisent, se concilient sous sa plume, car Agustina Bessa-Luis — son goût pour le théâtre ne peut nous tromper — aime endosser toutes les identités comme elle s’essaie à toutes les formes de créations.

Les accents, les sons et les mouvements des personnages qu’elle crée sont lisibles dans ses yeux étincelant d’un esprit frondeur et ironique. Ses livres, disponibles aux éditions Métailié, sont un hommage aux femmes, à leur sort tragique mais courageux. Ils content la solitude pleine de ressources des femmes abandonnées à leur destin (Le confortable désespoir des femmes, 1994), celui que d’autres ont choisi à leur place mais dont elle parviendront à retrouver les ficelles et à manipuler, fût-ce à l’aveugle, le fragile pantin. Son style, ample et précieux comme Flaubert, subtilement analytique, comme Virginia Woolf ou terriblement sensuel et désespéré, comme Lorca, prête aux femmes de ces récits les armes de leur vengeance : une vengeance mordante, cruelle mais souvent drôle.

Les hasards — si peu hasardeux — d’une programmation cinématographique (la sortie en salle du dernier film de Manoel de Oliveira : Le principe de l’incertitude), ont permis au public parisien de rencontrer la célèbre portugaise en octobre 2002 dans une grande librairie de Saint-Germain-des-prés. Tenue dans l’obscurité, en place sombre et ombreuse par la caméra du réalisateur Manoel de Oliveira, Agustina Bessa-Luis éclipsa ce soir-là l’œuvre de son compatriote et attira vers elle les regards. Interrogée sur sa collaboration avec le cinéaste, la romancière tait à peine l’insatisfaction du jeu auquel elle se prête pourtant depuis bien des années. Dans le combat que se livrent sa langue à elle et ses images à lui, l’échange des forces se fait de plus en plus inégal et, pour parler franc, de plus en plus en sa faveur à elle. Le dernier film de Manoel de Oliveira dans sa structure ferme, rigide et opaque semble négliger l’image et ne reposer que sur des mots. Il fut toujours convenu de reconnaître en lui un cinéaste « littéraire », qui s’inspira, entre autres, de Camilo Castelo Branco, Rodrigues de Freitas, Vicente Sanches et même d’un certain Claudel… mais aujourd’hui les mots ont vaincu, d’une manière frappante, évidente, et leur auteur, Agustina Bessa-Luis, apparaît enfin au public français, en pleine lumière, en lumière légitime.

« S’inspirer » d’Agustina Bessa-Luis pour l’écriture d’un film, quelle folie, quel acte insensé ! C’est faire entrer le loup dans la bergerie ! Avoir songé reléguer cette femme majeure, au rôle somme toute mineur, d’un scénariste, c’était lui faire jouer un rôle pour lequel elle n’est visiblement pas faite, mais qu’elle accepta par curiosité sans doute, une curiosité sous surveillance : celle de sa clairvoyance et de son inimitable ironie. N’est-il pas singulier que, par un concours de circonstances, cette femme forte et libre, ne nous apparaisse que sous l’étiquette du scénariste, sorte de muse (muse-lées aux allures d’esclaves), comme toutes ces femmes du siècle dernier mettant leur talent aux services d’hommes plus célèbres qu’elles ? Or Agustina Bessa-Luis n’est la Béatrice de personne, et d’une inspiratrice elle aurait plutôt l’intelligence vive, protéiforme et généreuse d’une Lou Salomé à qui l’on aurait cédé la plume et débridé le talent.

La reconquête du monde par Carlos Freire

Art Sud

Carlos Freire a établi son atelier à une porte, celle d’un saint peu orthodoxe et surtout peu scrupuleux en matière de bonnes mœurs sur la scène parisienne… puisqu’on peut trouver notre photographe Porte Saint-Denis. Le Brésilien Carlos Freire se situe donc au seuil changeant des passions humaines, à la lisière de tout ce qui agite l’âme et le corps de ses contemporains. Rien d’étonnant à trouver ce redoutable observateur, ce fin détecteur de mensonges, à une porte qui, tout en étant sainte, a son revers de fortune, sa face d’ombre, sa doublure séditieuse. Les bas instincts, les petites et les grandes vertus frappent à sa porte à tour de rôle et Carlos Freire, qui est l’huissier fidèle de sa chambre obscure, accueille attentivement chacun des témoignages de la beauté — misère et gloire réunies —.

S’il a choisi 1968 pour venir à Paris, ce pourrait bien être l’indice d’une aimantation certaine pour l’agitation, celle des êtres et des villes. L’objectif du photographe après s’être longtemps arrêté sur les visages, frôle aujourd’hui les villes et cristallise délicatement, sans les figer tout à fait, les traits vibrants des métropoles les plus fascinantes du globe : Alexandrie, Calcutta, Kyoto, Naples…

C’est en 73 qu’il commence sa carrière de photographe par les visages. Reporter littéraire des regards les plus aigus de notre temps, il rencontra celui de son presque compatriote Claude Lévi-Strauss, ceux de Marguerite Yourcenar, Francis Bacon, Jorge Amado, Laurence Durrell, François Cheng… Visages illustres donc, visages savants qui nous parlent et font de cette formidable galerie de portraits une sorte de conservatoire de musique, d’Académie non académique, de Panthéon sans pierre tombale. Ces portraits semblent au contraire soulever de leur énergie propre la pierre et la tombe, et briser pour toujours l’idée que l’éternité est inféodée à la mort.

Les portraits de Carlos Freire, vivants de toute leur puissante respiration de papier glacé, sont naturellement en trois ou quatre dimensions, ils vous tendent la main malgré leur honorabilité et la distinction sans égale des œuvres prestigieuses qu’ils dissimulent à peine sous leurs regards. Les pigments de la photo dialoguent plus avec la littérature qu’avec la peinture, et peut-être même plus avec la musique qu’avec les mots. Une chose est certaine, la photographie agit et traverse la surface plane du papier d’impression, elle n’est déjà plus une image. C’est du moins ce que semblent nous dire les villes de Carlos Freire. Je ne crois pas que « Tout doit disparaître » (titre ô combien emblématique de son exposition à la Maison de l’Amérique Latine en 2001) soit un avertissement funeste, un cri avant le néant. « Tout doit disparaître » pourrait bien être au contraire l’invitation au voyage de ce grand visionnaire, comme si ce qu’il nous proposait à voir n’était qu’un premier état, une première étape — pour filer la métaphore bourlingueuse — vers quelque chose d’autre, de plus substantiel, de moins immédiat. Le noir et blanc qui enveloppe et développe la présence-absence de ses clichés suggère que nous avons peut-être affaire au fantôme d’une œuvre à venir qui se composera ou se décomposera en lieu et place du cerveau et de l’âme du spectateur. « Tout doit disparaître » relève plus du mot d’ordre que du « fatum » désabusé, et plus encore du slogan énergique que de la litanie apocalyptique. Carlos Freire est un homme errant luttant contre l’errance, évoquant la disparition comme les orientaux invoquent le mauvais œil pour mieux l’esquiver. Tout sera sauvé par lui, les hommes et les villes, les grands et les petits : quand je vois les yeux de Yourcenar ils entrent en moi et j’entre en eux, mon regard d’anonyme se place sous la garde vigilante de son œil supérieur et sur-vit. Nos jeunes yeux sont sauvés par leurs illustres ancêtres, et nos corps solitaires par les corps souples et nombreux des villes.

Si Carlos Freire lutte contre l’éphémère, il dispose pour ce faire de moyens pauvres et nobles : une main, un œil, photo-sensibles et tout dévoués à la lumière dont il connaît tous les prénoms. Orienté par elle, comme l’héliotrope amoureux, le photographe voyage à la découverte de nouvelles qualités d’éclairages pour nuancer sa palette : hier en Inde aujourd’hui à Alep où, dit-il, la lumière se faufile en tous points de l’espace, sans oublier une seule entaille, un seul recoin sous sa caresse. Cet homme aux allures de conquistador en impose à l’éternité, absorbe le temps désinvolte, le piège puis le restitue en un jour plus durable. Que son œil soit passé des hommes illustres aux villes anonymes — anonymes de porter tous les noms à la fois — cela prouve l’espoir d’un artiste qui, comme Chateaubriand en son temps, avait su remarquer que les villes seules rajeunissent en vieillissant : oui, le paysage humain tel qu’il existe dans l’œuvre de Carlos Freire semble ressusciter, retrouver un souffle qu’on croyait épuisé.

Deux photographes, une seule mer

Art Sud n°42, France 2003

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Julie Ganzin, côte française : méditerranéenne par l’eau, le ciel et la transparence. Didier Ben Loulou, rive israélienne : méditerranéen par la pierre, la poussière et la blessure. Ce sont là deux Méditerranées qui se rencontrent et ouvrent en nous un espace solaire définissant à la fois la température du corps, la longueur de portée du regard et le champ d’action de la pensée. Car la Méditerranée est l’un de nos organes, le plus vivant d’entre eux peut-être, mais aussi le plus secret, dissimulé loin derrière l’épiderme, à mi-chemin du cœur et des poumons. Or Julie Ganzin et Didier Ben Loulou parviennent à ranimer cette chair profonde au double ventricule qui alimente si puissamment le corps et l’être de chacun.

La Méditerranée est humaine, elle l’est jusqu’en ses déchirures et ses contradictions, jusqu’en ses sourires ou ses larmes formées au sel du désespoir qui coule sur le désir des hommes et les brûle. Elle est tout cela à la fois, plus qu’un corps, un visage, plus qu’un visage, une identité, un lieu de transition où le réel et l’image sont en pleine concorde, où le sentiment de la pierre est encore une pierre, où l’idée et l’objet sont en étroit conciliabule. Car en Méditerranée les mots et les idées se prennent avec la main, ils sont tactiles, ils sont. C’est pourquoi Didier Ben Loulou peut nous parler de Jérusalem. Chaque idée ou abstraction finit par avoir droit de cité en sa palette, chaude, dense, ombreuse comme le creux d’une main. Il ausculte le cœur silencieux des natures mortes, irrigue de vent visuel les pierres les plus friables et célèbre les noces sauvages d’un enfant avec une colombe. Didier Ben Loulou sait bien qu’en cette région du monde les réalités sont des icônes, des principes, des religions, des idéologies, des statues… oui, mais il sait surtout qu’elles sont, pour quelques temps encore, des hommes. Si l’on ôtait sa forêt de symboles à cette ville, il n’en resterait rien peut-être. Mais ces symboles ne survivraient pas davantage sous d’autres latitudes, au milieu d’autres usages, d’autres peuples. Car la valeur de Jérusalem réside essentiellement dans ses hommes qui sont les témoins et les réceptacles de toute cette immatérielle présence. La réalité de Jérusalem, quelle est-elle ? C’est une réalité spirituelle, certes, mais une réalité sublimée qui, sur les visages, trouve un ultime espace de cristallisation. Juifs, Musulmans, Chrétiens, tous ont en partage un ciel et leurs visages sont comme les étoiles d’une constellation en lutte avec elle-même et qui plonge le monde dans les ténèbres après l’avoir longtemps éclairé. Didier Ben Loulou parle d’un aujourd’hui en couleur, d’une Jérusalem de chair et de sang : la même chair et le même sang pour tous ? Cette ville n’a qu’un visage, celui de la souffrance. Cette ville n’a qu’un agresseur et qu’une victime : elle-même. Les agresseurs, les victimes échangent leurs masques alternativement, jouant dans la même tragédie, subissant et régissant les lois d’un seul et même terrible jeu, celui de la violence. Qui peut dire si cet homme est juif ou chrétien ? Qui peut dire si cette petite fille est musulmane ? Les photographies ne le disent pas. Une joue contre la pierre, une peau contre la pierre…une peau-pierre et l’identité surgit comme une évidence : les paysages épousent les corps, les possèdent et les manipulent. Les lieux absorbent les hommes, les femmes et les enfants de tous âges et de toutes origines, car à Jérusalem ce sont les lieux la vraie religion et le vrai monstre. Face à cette ville dévoreuse, dévorante, l’artiste semble avoir désappris le langage des autres, ce langage commun discriminant et meurtrier, pour n’appartenir plus qu’au sien, celui de l’image, qui montre sans démontrer, voit sans dévoiler. Photographe d’une ville qui se dérobe, d’une ville qui se passerait bien de témoins, photographe de réalités-limites, Didier Ben Loulou décline -avec une sensibilité qui n’exclut pas une subtile ironie- la carte d’une identité nouvelle.

La Méditerranée de Julie Ganzin s’inscrit sans légendes mais non sans histoires. Nous ne sommes pas à Saint-Tropez, nous ne sommes pas à Marseille ni à Toulon. Les lieux de Julie Ganzin se passent d’étiquettes, ils n’attendent pas d’être localisés car ils n’appartiennent qu’au regard et à cette animale jouissance que les yeux imposent au monde. L’artiste nous parle d’une Méditerranée de l’autre côté de l’eau, et dont les structures mêmes, acier, chaises longues, balançoires, architectures balnéaires, semblent n’être que les points d’appui, les éléments faussement solides, accessoires futiles, d’une matière sans compacité et flottante. Le monde de Julie Ganzin est bien en deçà et très au-delà du réel, il le traverse à peine, il est fluide, les objets lui servant de digue ou d’amer. C’est un monde adolescent, se projetant comme une lance, une flèche vers un futur sur lequel rien n’a encore prise. On cherche à grand peine un instant de présent-préhensible, mais on ne le trouve pas. La matière première du photographe n’est pas le temps mais l’espace. Or qu’est-ce que la Méditerranée sinon le temps pulvérisé en sable, métamorphosé en colonnes de temple ou en plante sauvage, le temps pris au piège de l’espace par jeu de transferts et de métaphores. Julie Ganzin fixe les faits divers du cosmos, les éclipses solaires, les étourderies du temps qui s’égare dans l’espace, quand l’air ambiant s’attarde dans sa robe de chambre tendre et cotonneuse tandis que l’herbe dort encore. L’artiste photographie le monde dans ses distractions et ses divertissements. Aussi ne faut-il pas craindre d’entendre la déclaration de Julie Ganzin, sa charte ontologique, son devoir militant : elle ouvre une porte intérieure et dégage un large espace devant nous, avec des lieux qui se sont dépossédés d’eux-mêmes, panneaux signalétiques oblitérés. Car il s’agit bien d’une identité impersonnelle qui se situerait entre l’abandon et la présence, dans une forme de conscience neutralisée, ex-centrée, ne reposant plus sur l’ego ordinaire mais sur un « exo » fondamental et fondateur. Les lieux suivent un chemin d’oubli de la nomination mais c’est en fait un chemin de mémoire, car il mène plus loin, au-delà de la désignation, vers ce point d’absolu qu’est la reconnaissance. Oui, il arrive que les chemins égarent, mais il arrive aussi que l’égarement soit merveilleusement rapatriant. Julie Ganzin place son objectif dans cette parenthèse d’incertitude, photographie les lieux de vacances, les bases de loisirs, ces lieux de transit où les hommes baissent les armes, déposent les valises et perdent leur passeport dans le sable le temps d’un week-end. L’artiste place sa recherche de l’identité en pleine Méditerranée, dans l’intervalle, l’interligne, l’entre-temps. S’il est une ontologie à découvrir elle sera méditerranéenne puisque, comme la mer, la fleur de l’être est fluide, agitée par le vent, sise entre deux terres, profonde et réflexive. Écoutons donc ce prodigieux monologue -on n’ose parler ici de dialogue tant la parole du photographe et celle du monde sont semblables-, car Julie Ganzin parle la langue des arbres, celle du ciel et de l’eau, sans interprète. Dans ses photos quelque chose nous attend que nous devons rejoindre pour nous mieux comprendre, pour nous rencontrer peut-être.

Si nous sommes de plus en plus étrangers au monde, Didier Ben Loulou et Julie Ganzin, eux, ne le sont pas. Si nous errons à travers les signes, ils nous reconduisent au Sens. Si nous nous exilons, ils nous rapatrient. Car ils sont tous deux, de part et d’autre de la Méditerranée, les témoins vigilants de notre présence et de ses attaches, fragiles, douloureuses, dans des visages qui forment parfois des paysages ou des paysages qui s’ouvrent au jour comme des visages.

L’oeil et son fantôme

Les écrits n°107, Québec, avril 2003

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« Parfois se glissent entre deux mots d’usage quotidien, quelques syllabes de langues mortes : mots-spectres qui ont la transparence de la flamme en plein midi, de la lune dans l’azur ».
Pierre Klossowski, Le bain de Diane

Comme nos cœurs, en attente, ou nos mémoires, suspendues dans un intervalle haletant, nos yeux ont soif de reconnaître. La « reconnaissance », si fondatrice en matière d’identité individuelle et affective, exerce également son pouvoir sur nos aventures esthétiques. Enfants et petits-enfants d’écoliers, écoliers à notre tour, nous avons cheminé au travers d’images convoitées-refusées (don d’excellence et prix de fin d’année), d’images offertes (la cartolina des vacances en Italie, celle du Colisée ou de Saint-Pierre de Rome), d’images subies (le sourire hypno-hypothétique de la Joconde), d’images chéries et sublimées (la conquête de l’art classique sur toutes les tablettes de chocolat). Puis les années ont fait le travail, l’accumulation s’est faite en nous, malgré nous, selon la curieuse anarchie de nos goûts et dégoûts, de nos désirs et de nos tabous. Aussi devons-nous à toute une série d’étiquettes, de vignettes, de réduction plastiques plus ou moins heureuses, fac-similés et autres substituts visuels, une part non négligeable de notre pinacothèque personnelle, boîte de Pandore toujours susceptible de s’ouvrir et de libérer – mauvais génie ? – sa miniature autoritaire et castratrice. Nous avons tous le souvenir d’avoir conduit devant l’Opéra de Paris tel ami venu de loin et d’avoir surpris cet aveu qui en dit plus que toute analyse sur les migrations visuelles et l’empire dévastateur des reproductions photographiques : « C’est ressemblant ».

Mais ressemblant à qui, à quoi ? Que voyons-nous face à l’original sinon la reproduction têtue – et coupeuse de têtes – au regard de quoi rien ne mérite d’exister ? Il repose en nous un fantôme culturel glané de-ci de-là au détour d’un album d’enfance ou d’une image de confiseur, conservant le souvenir du sucre et, comme lui, abandonnant la souplesse translucide du sirop pour s’opacifier et se durcir au contact de l’air. Non seulement ces images survivent à tout le remue-ménage grossier ou subtil de nos apprentissages et de nos sensibilités en friches, mais s’interposent comme un écran déformant, paupières secondes, entre l’œil et l’œuvre originale, réduisant l’espace, le bien nommé « champ de vision », où l’air respire de toutes ses circulations possibles. C’est une sorte de peau morte, tantôt voile inhibant tantôt fantôme habité qui nous rappelle, dès que nos regards croisent une petite idole du V° siècle avant Jésus Christ ou un pot de fleurs laqué-or de Raynaud, que quelque chose de morbide se joue entre l’œuvre et nous, que la contemplation accueille la mort et qu’elle a partie liée avec une forme de messe pour le temps présent, célébration commémorative malgré l’actualité du coup d’œil. Dans l’œuvre de musée cohabitent sans contradiction l’idée d’héritage et celle d’actualité. Seul le musée peut occasionner une telle expérience de simultanéité entre passé et présent : visiteurs, nous sommes les insolites héritiers d’une forme à naître, d’une forme réelle certes, mais perpétuellement en attente de mise à vie (comme on parle de mise à mort) sous le détonateur d’un regard. Encore faut-il ménager la flamme.

L’expérience du musée n’est que cela : jouissance de reconnaître. Vient-on au Louvre pour découvrir la Joconde ou pour la retrouver, ressusciter l’image endormie et convoquer son spectre lointainement présent ? Les défilés placides et passifs en période scolaire ou estivale enseignent le degré d’indifférence des visiteurs, certes, indiquant la valeur purement symbolique, mais non moins initiatique, d’une telle déambulation entre des murs balisés, des salles fléchées, le labyrinthe obscur d’une exposition provisoire ponctuée çà et là de quelques feux : nouveaux mystères, nouveaux orants. Chacun agite à la face de l’œuvre « retrouvée » son clone-clownesque comme sur le quai d’une gare le mouchoir des adieux, ou celui, timidement blanc, implorant la fin des hostilités… et en effet le choc du réel vif et présent des œuvres avec celui des hommes, ce double conflit, faiblit, s’apaise, s’épuise et finit par ne plus avoir lieu faute de combattants. Les œuvres crient et nous ne les entendons plus : Vénus de Milo, Joconde, Nymphéas, que seriez-vous si nos imaginaires ne vous avaient pas absorbés, si nos sociétés n’avaient pas fait de vous des icônes culturelles et si nos têtes ne vous avaient pas aménagé en quelque lieu retiré du cerveau sensible une chambre de repos ? chambre froide aussi bien ? Les œuvres sont doublement prisonnières : mises en cage dans l’orbite de nos visions savamment averties, prises au piège du musée sous étroite surveillance du gardien. Mais ce geôlier aux clefs entrechoquées dans un inquiétant couloir de poussières et d’ombres, que garde-t-il au juste ?

Aux heures ouvrables nos cages mentales libèrent leurs images et le gardien dépose ses clefs. L’œuvre de musée devient pur accessoire, pierre de touche, principe de réalité auprès duquel vient se mesurer son double insubstantiel. La pâle copie abolit et place comme secondaire l’œuvre originale en un renversement identitaire qui ne peut être sans grandes conséquences. Car nos souvenirs ne viennent pas puiser à une source première mais plutôt faire la rencontre d’un fantôme muet. Peut-être avons-nous fait trop crédit à la notion de « connaissance » : tant que connaître signifiera pour nous une indigente relation aux références, nous serons à jamais orphelins de la matrice originelle de l’art. Nous n’aurons pas la naïveté de croire à une vision délestée d’idées mais il faudrait du moins tendre vers une certaine forme d’inconnaissance. Car le véritable parasite de l’œil n’est pas la culture avec son ballet incessant d’objets, de paroles et de paysages traversés, mais bien plutôt l’univers des références et leurs rigidités qui renvoient comme un boomerang l’œuvre à elle-même. C’est que, armés de références, nous ne venons pas associer à la Joconde une image ou une idée qui lui soient extérieures et qui contribueraient à enrichir la vision, nous venons au contraire ajouter à la Joconde le fantôme de la Joconde ; l’œuvre est alors vécue dans une autoréférence qui enraille le processus de renouvellement de la perception. La vision se mord la queue sans aller se rafraîchir à d’autres sources : il n’y a plus d’arrière-monde qui flambe derrière la touche d’huile. Nous devrions abolir l’univers des références et ouvrir grandes nos portes à la culture, de sorte qu’en voyant la Joconde nous ferions la rencontre d’un fantôme bien sûr, mais d’un fantôme hanté par notre propre regard, d’un fantôme « habité » si j’ose dire. L’autoréférence est le péril et la marque de fabrique de notre société en ses modes de penser et de produire. Songeons à la vague pauvrement déferlante, en littérature, de l’autofiction où l’œuvre est d’abord l’œuvre d’un auteur, et n’est que cela. Quand l’art s’est efforcé d’atteindre une autonomie et une certaine ontologie, nous assistons impuissants à une régression par dissolution de ce qui distinguait les deux êtres, celui de l’œuvre et celui de l’auteur. La confusion est à nouveau instituée : nous sommes sous le règne de l’autoréférence. Aujourd’hui le moi de l’auteur assiège celui de l’œuvre. Peut-être sommes-nous les enfants-victimes du Ready-made et de l’Intention comme critère nécessaire et suffisant. L’œuvre de musée étranglée entre les références des visiteurs et celles des auteurs attend de renaître. Il est pourtant des œuvres qui vivent toutes seules, d’elles-mêmes : la Joconde se passe de Leonard tandis que la roue de bicyclette ou l’urinoir ne peuvent se passer de Marcel Duchamp. Après l’expérience de dépossession vécue conjointement par Mallarmé et Cézanne, nous assistons à un recul de l’artifice et de l’abstraction. L’autoréférence de l’œuvre à son auteur induit une nouvelle forme de comportement : nos yeux se sont habitués à voir double, à contempler simultanément un nom et une œuvre, à « reconnaître » un Picasso. Ainsi, plus grave que la présence de fantômes stériles, est l’absence de fantômes : les fantômes disparaissent, s’évanouissent derrière les cimaises, ou pire, finissent par s’incarner.

Deux circulations telles deux veines jugulaires, parallèles et contraires traversent le musée. La première, brûlant les étapes de la relation au spectre, passant du souvenir au fantôme et aboutissant à son succédané par l’achat du catalogue, livre d’images s’il en est, lui-même gros de tous les fantômes à venir. Produits dérivés dit-on, et en effet tout est dans la dérivation. Hasard d’une promenade ? entrer dans un musée par sa librairie (terme trompeur désignant un chaland de bricoles quincaillières, où le souvenir est monnayable : le bijou de l’Olympia au poignet d’une demoiselle…) l’œuvre de musée étend ainsi sa présence en nous à grand renfort de politique et de marketing culturels. Mais ces états de présence multiplient en l’absentant de plus en plus l’idée de l’art. La seconde veine, la plus dense, celle que nous devrions tous emprunter, fait dialoguer les différentes strates d’invisibilité qui constituent l’image du spectre contemplé, enrichissant ce que Malraux appelait le musée personnel de chacun. Duel inégal de la Culture contre la Référence. Bibliothèque idéale, musée imaginaire : deux fantasmes de la politique culturelle française des années 60 devenus aujourd’hui deux catégories de l’imaginaire des « citoyens de la culture » que nous sommes. Le comble étant atteint avec le phénomène des fondations et autres collections privées aux architectures puissantes, Guggenheim entre autres, couvrant nominalement les œuvres en les mettant en boîte : boîte à chapeau du Guggenheim, boîte de chocolats, formant enseigne, colimaçon symbolique aux allures de chaîne commerciale, super-espace de l’art, label rouge du goût et de ses preuves. Le flâneur de Venise ou celui de New York a l’assurance de retrouver un Picasso, un Matisse et un Cézanne dans « son » Guggenheim, et les noms propres deviennent des noms communs, des produits-repères, fichant des amers dans ce qui aurait dû n’être qu’un océan ravagé d’inconnu et de rencontres fortuites. Les œuvres d’art prises comme telles dans ces maisons de la culture que sont les musées ou les fondations redeviennent des objets. Ce que nous avons mis tant de générations à reconnaître non comme de simples objets, mais comme ces « êtres non naturels » dont parlait Lévinas, sont collectionnés, épinglés, étiquetés, crucifiés parfois, et le voisinage étroit de leurs congénères épuise leur réserve de vie pour, dans cette population muette des œuvres de musée, n’être plus que des formes les unes soutenant les autres, l’une adossée à la matière de l’autre. Musée des arts premiers : écorce contre écorce, bois sculpté contre terre cuite, va-et-vient perplexe du regard de l’ethnologue à celui de l’esthète.

Oublions le mobilier et revenons à la maison, cette vaste maison invisible qu’est le musée, refuge précieux de nos cultures sur la surface urbanisée du globe. L’œuvre de musée permet ainsi, à son tour, les « retrouvailles ». Quelles que soient les latitudes et les longitudes, il arrive presque toujours qu’un musée nous fasse signe et que, soudain, ce soit l’œuvre de musée qui en vienne à nous retrouver. On est partout chez soi dans un musée clame l’internationale muséologique : New York, Londres, Saint-Pétersbourg forment une chaîne cohérente mais pacifiante, nivelant les références et les goûts. Chaque capitale réclame son musée comme son espace personnel de quête de la reconnaissance. Quel beau rêve, et quel leurre, ce désir d’une communauté d’origine qu’entretient le concept utopiste de musée archéologique : « les Grecs, c’est nous » pensent toutes les capitales de la culture mondiale. Quand, légèrement étourdie de musique orientale et d’architecture ottomane, je pousse la lourde porte du musée archéologique d’Istanbul, mon cœur s’apaise, mon souffle reprend sa cadence habituelle : je suis chez moi, une lampe à huile, un rhyton, une cariatide et le tour est joué ? le paradis perdu à portée de regard.

On nous fera remarquer que Malraux formulait avec son musée imaginaire un idéal irréalisable : l’intrusion des œuvres d’art dans la cosa mentale de chacun. Or c’est le contraire qui s’est produit, ce n’est pas l’imaginaire qui s’est constitué un musée mais le musée qui s’est édifié en lieu imaginaire où les hommes dialoguent avec des fantômes. Le musée imaginaire est devenu la chose du monde la mieux partagée, une agora fictive ou s’échangent des idées de l’art : il n’est plus que de rapport de virtualité à virtualité dans nos musées.Il faudrait savoir oublier, laisser les voiles au vestiaire et contempler un visage, fût-il non naturel, un visage tout de même, une identité neuve. Il faudrait pouvoir encore dire « tu » à l’œuvre d’art.

Livrons à l’œil ses fantômes et laissons les voiles traverser toutes les salles de tous les musées du monde, il tient seulement à nous que le voile étouffe ou qu’il étoffe le regard. Ces fantômes qui peuplent le fond de l’œil de chacun, c’est ce que certains nomment à tort la culture, d’autres l’éducation mais qui peuvent, à terme, nourrir le glaucome esthétique qui s’étend et projette son ombre sur nos sensibilités. C’est ainsi que de fantôme en fantôme, par cumulation du voile sur la rétine intérieure, l’individu devient lui-même pure abstraction. Sauvons nos fantômes de leurs voiles, et que la flamme ou la lune éclairent d’un rayon fort nos prochaines visions !

Sincérité du visage

Entretien avec Didier Ben Loulou

Photos nouvelles n°30, nov.-déc. 2004

Propos recueillis

par Caroline Fourgeaud-Laville

sincerite

« Je n’aime pas les images pures aux concepts désincarnés, les visages contredisent les bidouillages de l’art, les idoles et les belles images… Ils nous dominent, nous surplombent et s’imposent comme un fait nu ». Il y a, c’est une évidence, une injonction à laquelle répond Didier Ben Loulou : celle du visage qui dicte l’image. « Le visage exerce toujours sur moi une priorité du regard. » Édicter et dicter sont peut-être deux mots clefs pour pousser la porte étroite de cet échange qu’entretiennent le photographe et son image, car il s’agit bien ici d’évoquer l’écriture : « La photographie : un monde d’écriture dérisoire. » Mais la photographie ne serait-elle pas plutôt une lecture de ce monde qui, sans elle, demeurerait à l’état de trace dérisoire ? C’est ce que nous sommes tentés de croire en ouvrant le livre que cosignent Didier Ben Loulou et Catherine Chalier aux Éditions Filigranes.

Vivre à Jérusalem c’est être, pas à pas, confronté aux frontières et les franchir. Cette ville se décline en archipel d’îlots non solidaires réservant leur mystère : « Jérusalem reste pour moi toute entière espace de mystère, et c’est au cœur de ce mystère que je travaille. » Ce mystère est un univers aux mille plateaux sur Lesquels le photographe circule, car pour saisir cette réalité complexe encore faut-il la parcourir : « éprouver la ville, ne pas la rêver », assumer ses ruptures, accepter qu’un mot n’ait pas, ou de moins en moins, son équivalent dans la langue de l’autre, qu’un être ne soit que rarement face à son semblable, que ce lieu demeure sans traduction possible, que rien n’y soit jamais métaphore : la réalité n’exprimant qu’elle-même, sa plénitude, sa fin. Et c’est sans doute pourquoi le photographe ne parle pas de portraits, mais de visages, car ses images ne déroutent l’humain ni vers l’icône et son sacre ni vers le reportage et sa vulgarité « Je n’ai voulu montrer que des visages, un horizon de visages, sans emprunter les voies du portrait classique qui aurait été forcément documentaire. » Les visages se font face dans une irréductible altérité :« Tout ce qui était inassimilable en eux était ce qu’il me fallait montrer ». On ne peut donc parler ici d’empathie mais plutôt de reconnaissance de la douleur de L’autre en miroir de sa propre douleur : « Et si c’était la terreur dans le visage de l’autre qui ne me laissait jamais tranquille ? » Ces questions ne le quittent pas, les images oeuvrent en lui constamment : « Le lent travail des images se fait en secret dans la clandestinité, jusque dans le sommeil. » Car les images ne sont pas une série d’instants répétés, elles sont « plus proche du temps que de l’instant. », elles se développent en lui selon leur dynamique propre : « Je ne saurais dire ce qui est inscrit tout au fond de mes images, ce qu’elles savent avant moi, sans moi, mieux que moi. »

Didier Ben Loulou franchit plusieurs fois par jour toutes les frontières qui ordonnent la ville, et il arrive parfois qu’une frontière cesse d’être un marqueur politique ou spirituel, pour se faire seuil, passage, rencontre :« Que sont devenus dans cette région du monde ces mots aux résonances bibliques : « tu ne tueras pas », « accueille l’étranger », la priorité du pauvre, du faible, de tous les sans-défense ? Ces mots ce sont eux que j’ai cherchés dans cette ville de Jérusalem ou j’aurais aimé dire après Paul Celan « c’était une contrée ou vivaient des hommes et des livres » ». Les accords tacites, les pactes muets – chacun supposant en l’autre une mémoire, un pardon, un voeu – nous parviennent dans ce face à face soutenu jusqu’en cette ardente veilleuse d’un oeil qui ne se ferme pas : « Ces visages sont des rencontres où l’image ne pouvait se faire qu’à hauteur des yeux. » Et quand le photographe saisit ce fragile consentement, sa main se lève peut-être, on cesse alors de bouger, le silence tombe soudain et c’est une trêve où l’on se considère dans une réciproque et irrémédiable altérité.

Mais ce face à face transcenderait-il les distinctions ? Suspendrait-il les histoires ? Didier Ben Loulou répond : « Tous ces visages viennent de Jérusalem et plus particulièrement de la vieille ville. On ne sait rien sur eux, ni leur identité, ni leur origine, ni leur appartenance. » En effet rien n’est dit, mais tout est là « La guerre, la violence, la douleur se trouvent au coeur de ces rencontres. » Tout est présent et présence, une cicatrice, un tatouage : « Il était important pour moi de montrer leur vulnérabilité, leur misère, et sans trahison me placer au plus près de leur souffle, de leur peau, des traces, des marques, des blessures. » L’image approche de la plaie pour la donner à voir et, ce faisant, lui offrir un regard, une cautérisation…, une « réparation » peut-être ? Ce mot humble et volontaire, clôt le très beau texte de Catherine Chalier, grande interprète de Lévinas, attentive à lire les visages, à révéler comme en une mise à nu extrême ce qu’elle ne craint pas de nommer leur « sincérité ».

« J’en ai eu assez des pierres, du sol, de la terre, alors que les visages s’épuisaient, se mouraient dans un drame sans fin. » Car ce sont bien les hommes qu’il faut aller chercher au plus profond des ombres de la vieille ville. Devenus ombres eux-mêmes, leur peau semble avoir bu La noirceur de l’oubli…, ultime exil. Et précisément le photographe nous dit « porter en soi la semence de tous les exils » pour entendre ces hommes qui parlent à la nuit des questions, celles qui couvent sous les coupoles de cette cité millénaire, de cette ville d’aujourd’hui …. Jérusalem se souvient du passé, mais elle porte sans doute le visage de notre avenir à tous : « elle est au coeur du monde parce qu’elle en est sa déchirure. Cette ville n’a d’autre fonction que de porter au regard un fragment d’univers concentré. »

Didier Ben Loulou connaît bien la nature de sa ville, il a appris à la lire, il en fréquente quotidiennement ses alphabets réels, leurs consonnes convergentes et leur voyelles hostiles. Aussi ses images composent-elles les pages d’un livre ouvert sur de vivants témoins d’un monde en attente de réponse : « Si méditation il y a dans ce travail, elle est juste dans ce regard qui scintille et nous dit seulement son besoin de vie et de consolation. »

Melpo, féminin d’Octave

Bonjour Athènes, hiver 2006 – 2007
Hommage à Melpo Merlier

« Melpo, c’est la Grèce, c’est la Méditerranée, c’est encore l’Italie entrevue en 1918 »

Octave Merlier, Directeur de l’Institut Français d’Athènes de 1925 à 1961, n’aurait su mieux saisir cet être solaire dont il fera sa femme et qui, au-delà des tourmentes de toutes les guerres, restera pour lui ce rivage entrevu, la silhouette d’un espoir se promenant au Sud de la carte inhumaine de l’Histoire.

Melpo Logothétis est née à Xanthe en 1889 mais c’est à Constantinople qu’elle fut élevée par un père médecin, Miltiades Logothétis, qu’elle perdra lorsqu’elle aura 15 ans. Sa mère et elle quittèrent alors l’Orient pour aborder cette minuscule flaque sur le globe : le lac de Genève. L’on sait depuis les folies que suscita ce lac qui mit au monde plus de voyageurs et de poètes que toutes les mers et les océans réunis ! Songeons à Blaise Cendrars, Ella Maillart ou Nicolas Bouvier qui repoussèrent l’étroitesse de leurs frontières jusqu’aux bordures extrêmes de l’Asie. Genève, ramènera donc Melpo, elle aussi, en Orient, à Athènes cette fois, où elle commencera à enseigner la musique et son histoire au Conservatoire.

En 1919, la jeune fille, renonçant à la carrière de pianiste pour se pencher plus silencieusement sur l’étude des partitions, choisit Paris pour préparer une thèse de musicologie sur « La chanson populaire grecque ». Ce n’est donc pas le nez penché sur d’obscurs grimoires mais bien en selle que Melpo écrivit sa thèse. Elle parcourut inlassablement, à dos de mulet, les sentiers tortueux de la Grèce Centrale, pour noter, à l’oreille, d’un village à l’autre, les paroles et les mélodies de 66 chants populaires : « Partout où je passais, je fus reçue comme une princesse. Les plus humbles comme les plus pauvres m’offrirent l’hospitalité, lavèrent et repassèrent mon linge, me présentèrent leurs plus beaux fruits ». Cette expérience des hommes et de leurs rites familiers devait naturellement ouvrir le champ de ses perspectives et faire de la musicologue une ethnographe. Par conséquent, le centre d’archives musicales qu’elle fonda en 1929, devint un centre d’études où seront recueillis non seulement les musiques et chants populaires des Grecs d’Asie Mineure mais aussi leurs coutumes, leurs croyances et leurs langues. Une équipe de scientifiques établira une carte détaillée de la Cappadoce et près de 3000 photographies restitueront les visages de ces Grecs d’Asie Mineure à leurs sites, leurs monuments, leurs lumières et leurs pierres…

C’est à la Sorbonne qu’Octave, un miraculé de Verdun, fit la rencontre de Melpo qui n’était alors qu’une jeune lectrice de grec moderne travaillant sous la direction d’Hubert Pernot. Comme nombre de ses camarades, Octave Merlier avait dû, à 19 ans, quitter sa classe de khâgne du lycée Henri IV, pour revêtir l’uniforme et monter au front. La classe 17 partit sous les drapeaux en janvier 1916. Hubert Pernot, dont Merlier avait suivi les cours à la Sorbonne, lui faisait parvenir assez régulièrement des lettres l’encourageant à apprendre, sous le feu du combat, au moins un mot de vocabulaire par jour. Dans une sorte de journal de guerre, Merlier consigna après 64 jours passés en première ligne : « Je commence à lire mieux dans le grand livre de la vie ». Si l’effroi du jeune homme face à la réalité brutale de l’enfer ne s’est pas converti en un désespoir absolu, sans doute est-ce le fait de sa volonté tenace mais peut-être aussi à ces quelques mots de grec gagnés sur la boue, sur le sang, sur la nuit. Le grec fut toujours pour Octave Merlier une langue d’élévation et de résistance. Ce fut vrai dans les tranchées de 1917, et ce fut vrai en 1941 lorsqu’il fut détenu à Aurillac par les forces vichystes et qu’il entreprit un long travail de recherche sur la langue grecque du nouveau testament.

Au retour de Verdun, Merlier retrouva son professeur, le philosophe Alain, qui l’accueillit par ces mots qui le sauvèrent : « Vous n’avez pas 23 ans, vous n’en avez que 19. Les quatre années perdues sont comme si elles n’avaient pas été. Repartez comme si vous n’aviez que 19 ans. Mais oui, vous n’avez que 19 ans ».

En juin 1923, sorti plus fort d’un temps qui répandit pourtant en lui quelques braises à jamais brûlantes, il passa son agrégation de grammaire avant d’épouser Melpo, le 17 novembre, à la mairie du 6ème arrondissement. Selon Sikélianos « son union avec Madame Melpo Merlier, née Logothéti, avec cette femme d’une si noble délicatesse, mais aussi d’une puissance intellectuelle tout à fait exceptionnelle, constitua, à n’en pas douter, de véritables « noces mystiques », c’est-à-dire l’union non pas de deux êtres, mais de deux patries, dans leurs incarnations les plus hautes, et qui avaient, la même prédestination créatrice ».

Merlier fut quelques mois professeur au Havre avant d’être nommé en décembre 1924 à l’École Giffard, ancêtre de l’Institut Français d’Athènes.

Le 4 janvier 1925, à 6h du matin, Octave et Melpo arrivèrent en rade du Pirée.

Tandis qu’Octave s’employait à bâtir chaque jour plus solidement les fondations de ce qui deviendrait le prestigieux Institut Français d’Athènes, Melpo poursuivait ses recherches, en particulier sur la musique byzantine, et constitua autour de quelques amis une association de musicologues : le Syllogue des chansons populaires. La musique fit ainsi son entrée dans le quotidien de la rue Sina, comme le relate avec tendresse Octave Merlier dans sa correspondance : (31 janvier 1929) « Il est 3h. La voix de Melpo et de son chantre vient jusqu’à moi. Les papagaga retentissent et traînent langoureusement comme une mélopée orientale ». Mais le 27 avril 1941, c’est un claquement de bottes qui se fait entendre : les Allemands marchent sur Athènes. La gestapo convoque Octave Merlier qui est mis au secret dans une cellule de la prison Averoff puis gardé à vue à l’Institut. Le 25 juillet 1941 il est appelé par Vichy à regagner la France. Melpo restera à l’Institut. Elle connaîtra la grande famine qui s’abattra sur la ville : les gens s’effondrent, inanimés, il faut enjamber les corps décharnés, certains dans un dernier râle repoussent encore la pièce d’or qu’on dépose à leurs côtés… Le 19 mai 1942, après avoir mis en vente ses bijoux, Melpo pu enfin rejoindre Octave Merlier à Aurillac où il était assigné à résidence. Cette semi-captivité ne l’empêchera nullement d’entrer en résistance sous le nom de Laurent ni même de poursuivre ses travaux universitaires. En décembre 1944 Octave Merlier soutiendra sa thèse sur la langue du quatrième évangile : la conquête de la liberté passe encore par une victoire de l’intelligence ! Si une muse s’est penchée sur son berceau, Melpo su lui ravir son prénom et ses charmes. Peu à peu Melpo va donner corps à la muse Melpomène en consacrant sa vie au chant. Elle sera la première grecque à réaliser des disques de chansons populaires et de cantiques byzantins grâce à l’aide précieuse du Professeur Hubert Pernot qui, de Paris, lui fournira des appareils d’enregistrement de la célèbre maison Pathé. Cet exigeant travail a été publié pour sa plus grande part sur les presses mêmes de l’Institut Français d’Athènes dont nous célébrons cette année le Centenaire. 1974 sera l’année de la grande exposition sur les Grecs d’Asie Mineure à la Mairie d’Athènes. Octave Merlier relatera, non sans émotion, cet événement majeur qui couronna une vie entière de collaboration entre la France et la Grèce : (26 mai 1974) « Notre exposition ne nous rapporte pas un sou, mais la célébrité, et de grandes et belles émotions humaines. 30.000 personnes, dont 10.000 élèves des grandes classes des lycées sont venues voir l’Hellénisme de l’Asie Mineure, dans ses 16 provinces. Un millier de photographies (18×24) montrent les paysages, les cités, les écoles, les professeurs, les élèves, les personnalités, mais aussi tout le travail accompli durant 44 ans par Melpo et ses collaborateurs, avec 5.200 informateurs de toutes les provinces de l’Asie Mineure, et 145 000 pages de matériel oral – soit l’équivalent de 150 volumes de 300 pages imprimées – toute une bibliothèque ».

Melpo Merlier s’est éteinte le samedi 3 novembre 1979, mais l’Institut Français d’Athènes résonne encore des gammes de sa voix et tous ici se souviennent de la noble ambition que ces deux êtres d’exception auront portée jusqu’à nous, car l’Institut est aujourd’hui notre maison :

« Notre maison est un centre, centre idéologique, centre intellectuel, centre grec, centre français, centre gréco-français, centre que sais-je encore ! Notre maison c’est l’Institut, c’est l’Alliance Française, c’est les Boursiers, c’est les Archives Musicales de Folklore. J’en suis parfois malade, mais je crois, hélas, qu’il n’y a rien à faire ! » Melpo Merlier, 31 mars 1946.