Docteur ès-lettres (Paris IV-Sorbonne) et membre du Centre de Recherche en Littérature Comparée (Sorbonne-Université) Caroline Fourgeaud-Laville est spécialiste de la Grèce antique et l’auteur de deux ouvrages sur la langue et la civilisation. Elle a fondé en 2018 à Paris l’Association Eurêka, au sein de laquelle elle enseigne et anime des ateliers de grec ancien. Par son initiative, le grec a pu faire son entrée en classes primaires, offrant avec succès une véritable initiation aux enfants de 7 à 11 ans. Elle fut attachée près l’ambassade de France à Athènes et collabora avec de nombreux artistes grecs tel Alekos Fassianos avec qui elle a écrit un livre : Théros(2010).
Caroline Fourgeaud-Laville publie régulièrement depuis 2002 des textes à la croisée des genres, mêlant récits, essais, critique d’art, préfaces et articles, accordant une part importante au dialogue des arts et privilégiant les collaborations avec les artistes (peintres, graveurs et photographes). En 2022 elle a publié Eurêka, Mes premiers pas en Grèce antique, (Eds. Les Belles Lettres), alors que son dernier livre Grec ancien express vient de paraitre également aux Éditions Les Belles Lettres (2023).
GreceHebdo* a parlé avec Caroline Fourgeaud-Laville de sa passion pour le grec ancien et de l’Association Eurêka ainsi que de défis concernant l’enseignement du grec dans les écoles.
Vous avez fondé l’Association Eurêka il y a quelques années. Parlez-nous un peu de votre idée. Quel est l’impact de cette initiative jusqu’à présent ? En quoi l’apprentissage du grec est-il fondamental pour l’avenir des jeunes?
L’association Eurêka est née d’un désir de promouvoir les langues et les cultures de l’Antiquité qui nous livrent d’extraordinaires trésors à partager. L’idée motrice est de relayer les savoirs en les décloisonnant. La mission phare pour laquelle nous nous sommes fait connaître est sans aucun doute l’initiation des enfants en classes primaires. L’idée est d’inverser la tendance ordinaire en enseignant le grec dès le plus jeune âge, comme une discipline fondamentale. Pourquoi attendre d’avoir quatorze ou quinze ans pour découvrir cette langue qui est la clef de voûte du monde dans lequel nous vivons ?
Depuis 2018 nous avons œuvré auprès d’établissements d’enseignement publics comme privés, animé des ateliers, produit des conférences. Chaque année nous touchons davantage de public et cette initiative, née au cœur du quartier latin, a désormais vocation à être développée au plan national. De grandes collectivités locales font appel à notre expertise pour proposer l’enseignement du grec dans leurs écoles. Tout ceci est très prometteur : les acteurs sociaux et politiques réagissent. Cette langue ancienne est un des vecteurs essentiels de notre avenir : elle forme les esprits les plus aiguisés et elle porte une culture qui sous-tend toutes les strates de notre société actuelle: scientifiquement, artistiquement, politiquement, intellectuellement. Pourquoi faudrait-il s’en priver ? Nous devons veiller à nourrir les pensées et les âmes de ceux qui feront la société de demain. Une langue n’est jamais un simple outil de communication : il faut apprendre à l’habiter afin de rendre le monde plus habitable. En rendant à la langue française son grec, nous rendons à la maison-langue ses ornements, ses étoffes, ses souvenirs et ses ravissants bibelots sans lesquels elle s’appauvrirait et notre regard s’éteindrait, manquant d’objets, de couleurs et d’images sur lesquels appuyer nos rêveries et former nos idées… Le grec participe pleinement de cet enrichissement de la langue et conditionne à sa façon l’accroissement de notre projection dans le monde. En initiant les jeunes au grec, nous leur transmettons un peu plus de liberté. Liberté, bien sûr, de relire les textes anciens qui nous apprennent tant sur nous-mêmes. Liberté d’user des mots et d’en créer de nouveaux, abritant de nouveaux concepts. Liberté de penser et d’agir, armés comme Athéna, sages comme elle, dotés des ailes d’une victoire sur tout ce qui voudrait les contraindre, les assujettir en les écartant d’un monde où ils doivent pourtant absolument jouer leur rôle.
Alphabet grec peint sur la panse d’une coupe attique à figures noires. Source : National Archaeological Museum of Athens, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
Comment faites-vous pour rendre l’enseignement du grec ancien plus attractif et développer des projets culturels originaux ?
Il faut varier la palette et les plaisirs…
S’agissant de l’enseignement, nous nous situons à mi-chemin de l’atelier d’animation et du cours magistral ! Chaque séance comporte plusieurs volets où alternent apprentissage et créativité. Nous parlons en grec ancien, nous l’écrivons et le lisons à même le marbre. J’aime beaucoup montrer aux élèves des photos de vacances : ils déchiffrent le grec des stèles que j’ai prises en photo sur les sites archéologiques ou les musées. Ainsi le grec prend vie en racontant des histoires en creux, échos de lois, de pactes historiques ou de victoires sanglantes. La pierre parle et le passé devient vivant. Nous interprétons aussi des petites scènes de théâtre écrites ensemble, nous chantons des standards d’aujourd’hui en grec ancien et nous dansons… en un mot, nous respirons « grec ancien ». Aucun enfant ne s’inscrirait volontairement à un cours de grec pour améliorer ses notes en dictée. L’argument reste valable mais il n’est pas suffisant. Les jeunes gens qui poussent la porte du grec viennent voyager, croiser les dieux et les héros. Ils ont une grande soif de découverte, il faut donc se montrer à la hauteur de leur curiosité et redoubler d’inventivité. Les résultats sont là : la confiance en soi des plus timides se trouve renforcée d’avoir su lire et comprendre des lettres réputées « illisibles », quant aux zones d’ombre en « ph » et « th » du français, les voici soudain moins opaques… la joie de la réussite gagne du terrain, le soleil grec éclaire soudain la langue et les esprits !
Par ailleurs, notre association contribue au rayonnement culturel de l’antiquité grecque. Nous poursuivons des collaborations avec les musées en développant des projets de coopération artistiques et universitaires. Une exposition devrait voir le jour prochainement en collaboration avec la Villa Kérylos (Beaulieu-surmer) et le musée Kotsanas (Athènes) mettant en valeur les inventions de l’antiquité. Une expédition sur une galère de l’âge du bronze pourrait également être au programme de nos réjouissances. Comme vous le voyez, les idées ne manquent pas.
Vestiges du gymnase de l’ancienne Olympie (par George E. Koronaios via Wikimedia Commons)
Votre livre « Eurêka: Mes premiers pas en Grèce antique » propose une accroche fraîche pour s’initier au grec ancien tout en explorant l’histoire, la mythologie et la langue grecques. Pouvez-vous nous en dire plus sur le concept et la structure de ce livre ? « Grec ancien express » est votre tout dernier livre, en quoi est-ce une méthode innovante ?
Ah, « Eurêka » ! Comment tout dire d’une civilisation en moins de 300 pages ? L’enjeu était de répondre aux questions essentielles en synthétisant ce que nous savons depuis toujours mais en corrigeant soigneusement les lieux communs. « Eurêka » est un livre généraliste qui propose un aperçu de l’âge classique qui ne soit pas un simple survol mais un précipité civilisationnel mêlant dans l’éprouvette, Histoire, mythe et langage. Nous pensons tout connaître du Vème siècle, or il regorge de surprises. J’ai donc introduit dans chaque chapitre ce qui a créé chez moi un étonnement amusé en l’écrivant. C’est pourquoi le livre est aussi, à sa façon, un livre de curiosités. Anecdotes croustillantes, détails éclairants, personnages injustement plongés dans l’ombre, tous y ont droit de cité. Les femmes, par exemple, peuplent glorieusement ce livre. Désormais il ne sera plus question de les oublier. Vous retrouverez donc Agnodikè, Phryné, Kallipateira et quelques autres, mêlées au flot du récit. J’espère même avoir mis en évidence tout ce qui demeure caché, tout ce qui résiste encore à la connaissance. Car ce qui est caché est terra incognita de nos futurs archéologues, continent inexploré de nos futurs linguistes, eldorado de nos futurs chercheurs ! Il faut savoir aimer les mystères autant que les miracles quand on s’intéresse à l’antiquité.
« Grec ancien express » est le jumeau linguistique d’ « Eurêka ». Il s’agit de proposer un tout en un. Pour apprendre une langue on dispose souvent de trois ou quatre livres sur son bureau : c’est trop. Cette méthode est composée d’une grammaire complète, avec ses synthèses et ses astuces, de leçons et d’exercices, mais aussi d’un lexique bilingue de plus de 800 mots et expressions. S’ajoutent à cela des dialogues afin d’apprendre le grec ancien comme on le ferait d’une langue d’aujourd’hui. Il s’agit d’un voyage en 24 étapes, où le lecteur aura le loisir de faire quelques escales pour des éclairages culturels et historiques comme s’il lisait un roman. Tout le monde peut donc y trouver son bonheur. Les débutants ambitieux, les flâneurs voulant butiner des étymologies, les curieux venant y puiser des citations d’auteurs antiques en version bilingue, les passionnés comme les rêveurs : cette méthode est conçue pour plaire à tous et ne laisser personne hors de la trière !
Moralis Yannis (1916 – 2009) Peinture composition-commentaire pour le recueil Poèmes de George Seferis (Ikaros publications, 1965), 1965 – Source : nationalgallery.gr
Comment est née votre passion du grec ancien et quelle est votre relation à la Grèce moderne ?
La Grèce a toujours été pour moi un point de départ. Je l’ai souvent rêvée lorsque j’étais enfant, en collectionnant des images, mais ce n’est qu’à l’adolescence, vers 11 ans, qu’elle est devenue le point de départ de toutes mes rencontres, avec les livres, avec les arts, avec les êtres. J’ai commencé le grec avant de pouvoir l’apprendre. Notre première rencontre se déroula dans un espace-temps qu’aucun logiciel n’aurait pu favoriser. J’ai grandi dans un minuscule village du Limousin, où mon sentiment d’étrangeté a trouvé toutes les raisons de croître en beauté. Je m’appliquais à bricoler un alphabet de ma création mais n’étant ni Saussure ni Benvéniste, je fus rapidement contrainte à renoncer. Puis il me tomba sous la main, tel un cadeau des dieux, un article de journal évoquant la Grèce, ses temples, ses inscriptions. Ce fut le choc. Je compris que ma langue secrète avait déjà été inventée ! Elle était si puissante qu’elle avait résisté aux siècles et, de surcroît, elle semblait avoir toutes les élégances attendues. Je partis donc à l’attaque de la bibliothèque du village, emprunter tous les ouvrages sur la Grèce.
Puis ce furent de grandes chasses dans les rayons des librairies, guettant les temples ou les éphèbes sur les couvertures de livres. Je repartis ainsi, sous l’œil médusé des libraires, avec mon premier Vernant et mon premier Nietzsche sous le bras. Un autre livre faisait partie du butin : « L’été grec » de Jacques Lacarrière. Bouleversée par sa lecture, je n’eus qu’une idée : écrire à l’auteur. C’est ainsi qu’eut lieu cette rencontre providentielle qui devait pour toujours définir à mes yeux le terme ensoleillé d’helléniste. Jacques m’a appris à lire cette langue à ciel ouvert, en prenant des trains, des bateaux, en nageant, en serrant des mains, et très vite le monde des idées est sorti de sa caverne et s’est incarné ! Depuis, je suis venue chaque été en Grèce et j’y ai même vécu quelques années dans le cadre de mes fonctions à l’ambassade. C’est donc une seconde patrie, mais plus encore, un archipel contrasté de poésie et d’idées, de musiques et de douleurs, de chants et de larmes… Une Iliade et une Odyssée. Du grec ancien je suis venue au grec moderne, et voici que je mélange maladroitement, ou astucieusement, les deux langues quand je m’exprime : je considère que c’est la preuve de ma totale adhésion à votre pays et à son histoire, l’évidence de ma double nature d’helléniste philhellène…
Livres :
« Eurêka, mes premiers pas en Grèce antique », éditions Les Belles Lettres, 2022
« Grec ancien express », éditions Les Belles Lettres, 2023.
Liens :
Facebook, Tiktok, Instagram : @eurekarolina
Twitter : https://twitter.com/EurekaParis5
Site web : www.eureka-paris5.fr
* * Entretien accordé à Ioulia Elmatzoglou | GreceHebdo.gr