Caroline Fourgeaud-Laville: «On ne peut pas se passer d’apprendre le grec»

Pour Caroline Fourgeaud-Laville, cette langue que l’on dit morte est une condition de maîtrise de la langue vivante.

ENTRETIEN – Moins de 1% de collégiens et lycéens apprennent le grec ancien. Cette spécialiste de l’Antiquité explique comment la langue, en explorant une autre civilisation, nous permet de nous retrouver intérieurement.

Caroline Fourgeaud-Laville est docteur ès-lettres. Elle a fondé en 2018 l’Association Eurêka, au sein de laquelle elle enseigne et anime des ateliers de grec ancien. Ayant à cœur de rendre cette langue que l’on dit morte plus vivante que jamais, et accessible dès le primaire, elle utilise avec brio tous les moyens modernes de communication. Elle a publié récemment Grec ancien express, une méthode d’apprentissage rapide et très complète, aux éditions Belles-Lettres.

LE FIGARO. – Il est commun d’entendre que la culture antique reste un incontournable. Mais que répondre à ceux qui disent que l’on peut se passer de l’apprentissage de la langue elle-même?

Caroline FOURGEAUD-LAVILLE. – On commettrait une erreur si l’on s’imaginait qu’une culture puisse survivre sans la langue qui la porte. Le grec est bien plus solide que le Parthénon lui-même, il ne s’est pas démembré au fil des siècles. Il s’est même au contraire renforcé en venant consolider la plupart des langues européennes qui nous entourent. Le miracle grec c’est bien cela, c’est sa langue et son extraordinaire longévité. J’ai placé en exergue de mon livre une citation réjouissante du poète grec George Seferis: «C’est merveilleux de penser que depuis les premiers mots d’Homère jusqu’à aujourd’hui nous parlons, nous respirons, nous chantons dans la même langue.» On ne peut pas se passer d’apprendre le grec car nous parlons grec encore tous les jours. Je ne conçois pas que l’on puisse dire: «Avant d’apprendre le grec, qu’ils apprennent le français!» C’est méconnaître l’histoire de notre langue et le fait que derrière chaque mot se cache du grec, y compris dans des mots que l’on croit venir du latin car le latin lui-même vient en grande partie du grec. Ne pas le savoir, ne pas vouloir en prendre conscience serait porter atteinte précisément à la culture qui nous est si chère.

Vous dites que nous parlons grec tous les jours. Pouvez-vous nous donner des exemples?

On peut par exemple aller voir Indiana Jones au cinéma, découvrir avec lui la fabuleuse machine d’Anticythère, et comprendre que notre héros ne parvient à élucider l’énigme que parce qu’il parle grec ancien. On peut se promener dans le musée de l’Acropole et être ébloui par l’austérité des stèles qui y sont exposées, mais elles gagneront en majesté si on arrive à les lire et à débusquer au tournant d’une salle les notes de frais de Phidias maître d’oeuvre du Parthénon. C’est fantastique de jouer à Assassin’s Creed mais c’est mieux d’en chanter la bande originale dont les paroles sont en grec ancien. Le grec donne un sens supplémentaire à ce qui nous est donné à voir.

Ensuite, ignorer le grec, c’est courir le risque de ne plus se comprendre même en français. Nous connaissons tous cette citation de Camus: «Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.» Je considère que nous avons un devoir de veiller à ce que les jeunes gens ne contractent pas le syndrome du capitaine Haddock qui, ne sachant ce qu’ils signifient, injurie les foules à grands coups de mots grecs:«Macrocéphale, ectoplasme, espèce de catachrèse!». Nous rions d’Haddock parce qu’il perd ses moyens, parce qu’il n’est plus maître de son langage et son impuissance est pathétique! Or cette violence peut-être déjouée si l’on reprend les rênes du langage et que l’on cesse d’être de passifs locuteurs de mots incompris. Il est important de connaître le grec si l’on ne veut pas rester à la marge. Les mots en reprenant un sens sont à nouveau habités. On considère souvent tristement que le grec serait un bibelot superflu dont on pourrait se passer dans la maison alors que le grec est la clef de voûte de cette maison. On comprend qu’il y a un formidable enjeu de société qui se joue ici. Lorsqu’on enseigne le grec, on permet aux jeunes de mieux habiter le monde et d’en être de vivants acteurs.

Qu’apporte concrètement l’apprentissage du grec ancien à notre maîtrise de la langue française?

L’apprentissage du grec est décisif et selon moi particulièrement en classes primaires, au moment où les élèves s’approprient le langage et la lecture. Le grec leur permet de consolider les fondamentaux, l’orthographe notamment, en décodant, rapidement et sans grand effort, le sens des préfixes ou des suffixes, en apprenant à repérer les racines, en soulignant plus efficacement qu’en français, grâce à l’usage des cas, les fonctions des mots. J’aime cette phrase de l’écrivain Nicolas Bouvier qui dit: «On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait.» Avec le grec c’est un peu la même chose. Tout semble, en grec, vous éloigner de vous-même or c’est ce que j’appelle un exil rapatriant. Il y a un bienheureux paradoxe, qui veut que cette langue soit dotée d’une mécanique incomparable qui combine harmonieusement les émerveillements d’une exploration de soi aux éblouissements d’une découverte des plus vastes richesses d’une civilisation.

« Tout semble, en grec, vous éloigner de vous-même. Or, c’est ce que j’appelle un exil rapatriant. »

Elle rend également plus vivant. Dans une société des vidéo-conférences, du télé-travail… Elle nous fait reprendre contact avec nos racines. Le grec, c’est le contraire de l’abstraction. Quand les élèves arrivent en classe avec un mot compliqué, qu’ils ont du mal à prononcer et qu’ils ne savent pas écrire, le grec agit comme un urgentiste qui va ranimer le cœur de la langue. Le rhinocéros qui avait perdu son H et cédé la place à deux S au lieu du C, retrouve toutes ses lettres et d’un mot les enfants repartent avec deux mots l’un signifiant nez, nasal et l’autre corne ils sauront désormais facilement distinguer au zoo le rhinocéros de l’hippopotame, devenu lui aussi sous l’effet du grec ancien le «cheval du fleuve». On arrive avec un mot illisible, et on repart avec deux mots bien vivants, incarnés! Autrement dit, c’est par une langue prétendument morte, que le français a une chance de redevenir vivant, sensible, augmenté. En initiant les jeunes au grec, nous leur transmettons un peu plus de liberté. Liberté, bien sûr, de relire les textes anciens qui nous apprennent tant sur nous-mêmes. Liberté d’user des mots et d’en créer de nouveaux, abritant de nouveaux concepts.

Le grec permet enfin au français de se réinventer. Chaque jour des mots nouveaux apparaissent en politique, dans la presse, la publicité, la philosophie et sur les réseaux sociaux ils fleurissent abondamment avec succès. Le grec est une langue voyageuse comme les Grecs l’ont toujours été eux-mêmes, et nous formons grâce au grec des mots-valises qui nous servent à exprimer le monde d’aujourd’hui: «Écologie»est le mot qui domine notre actualité et ce mot est né au XIXème siècle de deux mots grecs, mais on trouve encore par exemple les «métavers», la «tiktokocène»! Nous faisons avec le grec ce qu’Aristophane faisait déjà avec le grec: nous jouons, nous exprimons avec fantaisie notre monde.

Comment expliquer la baisse continue des élèves qui apprennent le grec? Le choix de la langue entre-t-il aujourd’hui dans un calcul de rentabilité?

Le grec a longtemps été une option de luxe réservée aux bons élèves, dans des établissements privilégiés. Or il est souhaitable que le club s’agrandisse et que le grec se popularise. Il est matière fondamentale et non optionnelle. Les élèves faibles à son contact vont se renforcer, et notre société a tout à gagner à l’enseigner aux jeunes. On a dit aussi qu’il ne servait à rien car il n’affectait que les termes techniques, scientifiques ou philosophique. C’est absolument faux. C’est ignorer que beaucoup de mots très simples proviennent eux aussi du grec! Certes, ils ne comportent pas toujours de «TH», l’ancien thêta, ni de «PH», l’ancien phi, ni non plus de «Y» l’ancien upsilon et pas toujours de«CH», l’ancien chi. Pour autant ils sont tous bien grecs et nous les prononçons sans deviner que nous parlons comme Socrate dans notre quotidien!

Et puis, le grec est rentable! C’est un merveilleux outil de perfectionnement des savoirs et des compétences. Par ailleurs, des spécialistes des neuro-sciences comme Dehaene ou Kerckhove ont depuis quelques années mis en lumière les effets de la lecture de cette langue sur l’activité cérébrale, l’énergie qu’elle produit sur des zones qui sans elle resteraient dormantes. Le grec agit puissamment et durablement sur celui qui s’y initie. Apprendre le grec ne peut que renforcer ce que nous sommes individuellement et collectivement en train de devenir. Comme disait Clémenceau, «il faut passer par la Grèce pour aller n’importe où».

Cet entretien est extrait d’un podcast de la série «Le Moment des Mots», à paraître lundi 18 septembre.