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Revue des Etudes anciennes – 22/09/23

Entretien à propos du manuel “Grec ancien express”

Après le succès de la collection “Les Petits latins” lancée en 2021, c’est au tour des “Petits grecs” de faire leur apparition aux éditions des Belles Lettres ! Avec eux, deux manuels viennent de voir le jour, Gradatim, le latin de pas à pas et Grec ancien express. A cette occasion, nous nous sommes entretenus avec Caroline Fourgeaud-Laville, autrice du manuel consacré à l’apprentissage du grec ancien. 

  • L’autoportrait. Pouvez-vous vous présenter en quelques lignes ?

 Passionnée de grec ancien, je l’ai commencé très jeune puis j’ai suivi une formation universitaire en lettres classiques. Après avoir soutenu ma thèse j’ai enseigné la littérature française et comparée avant de partir en mission à l’étranger pour le Ministère des affaires étrangères. Mon dernier poste fut à Athènes où j’ai pu vivre cinq années de dialogue entre l’antiquité et le quotidien d’un pays que je n’ai jamais quitté : j’y ai séjourné chaque été depuis l’âge de 12 ans. A mon retour en France il m’a semblé évident que nous devions proposer une nouvelle forme de transmission du grec ancien en nous adressant aux plus jeunes. J’avais suivi les expérimentations de cette initiation sur des enfants en Australie ou à Oxford et son impact sur le développement des jeunes. C’est ainsi qu’en 2017 j’ai commencé à ouvrir des sections de grec ancien dans les écoles primaires de mon quartier et qu’en 2018 nous avons fondé l’Association Eurêka[1].

  • Selon vous, en quoi le latin et le grec, langues prétendues mortes, seraient-elles bien vivantes ?

 Si nous parlons vous et moi aujourd’hui c’est qu’elles vivent encore. Chacun de nous est le meilleur témoin de leur pérennité. Ce n’est pas à vos lecteurs que j’apprendrai l’histoire et la formation de notre langue toute mêlée de grec, de latin mais aussi de multiples autres sources.Elles sont vivantes donc dans notre langage. Elles sont le coeur battant du langage et sans elles le langage serait vidé de sa substance. Elles méritent également d’être envisagées hors contexte, si j’ose dire. En continuant à apprendre le grec on s’assure d’abord de continuer à comprendre le français, mais il y a aussi une valeur hautement stratégique dans cet impératif qui vise à maintenir l’enseignement des langues anciennes et à les apprendre pour ce qu’elles sont, indépendamment du français, pour leur valeur intrinsèque. Elles fonctionnent autrement, elles agissent autrement que ne le fait notre langue sur notre intelligence et notre sensibilité.

  • Vous avez fondé l’association Eurêka en 2018 afin de promouvoir les langues et la culture anciennes. Quelle en est sa raison d’être ? Quel bilan pouvez- vous faire des activités de cette association et quelles évolutions éventuelles envisagez-vous?

 Voir chaque année d’anciens élèves s’inscrire en grec au collège suffit à justifier l’existence de notre association. Nous nous efforçons d’assurer l’avenir, et d’avoir encore de très jeunes gens fascinés par cette langue et cette civilisation.Il nous faut encore nous développer plus largement sur le territoire et nous sommes toujours heureux lorsqu’un professeur rejoint notre équipe pour ouvrir une section dans une école. Petit à petit le travail porte ses fruits. Tout est entre les mains des enseignants susceptibles de consacrer une ou deux heures par semaine à une classe de jeunes enfants.
Nous enseignons dans le temps périscolaire. J’espère que nous pourrons envisager un jour d’être intégrés au parcours scolaire.

  • Il existe déjà différentes méthodes, plus ou moins anciennes comme l’initiation au grec ancien de Jean-Victor Vernhes pour n’en citer qu’une, en quoi votre approche est-elle novatrice ?

 La méthode de Vernhes est admirable et complète. Celle-ci est « express ».« Grec ancien express » s’adresse à tous. C’est le vœu très immodeste que j’ai formé en l’écrivant. Plus précisément, chacun peut y puiser ce qui viendra le nourrir intellectuellement et poétiquement. J’ai pensé d’abord aux étudiants et aux professeurs qui jonglent très souvent avec trois ou quatre livres autour d’eux pour cheminer dans cette langue complexe. Tous les livres sont évidemment nécessaires. Celui-ci n’en annule aucun, et ne se substitue à aucun, mais il a le mérite de les synthétiser tous : grammaire complète, leçons, exercices, astuces, glossaire bilingue de plus de 800 mots et expressions, ressources culturelles, mais aussi et surtout, il y a des dialogues qui permettent de tenter de parler comme un Grec ancien. Les podcasts sont d’ailleurs en ligne sur notre chaîne Youtube« Eureka Paris 5 ».Ce livre est conçu comme un mille-feuilles dont on peut savourer à sa guise, horizontalement, au fil du livre, une ou plusieurs couches, selon le souhait de chacun. On peut y flâner en suivant la trame croustillante des escales culturelles ou la cerise confite des citations bilingues qui coiffent les différentes étapes. On peut y démarrer une initiation en se consacrant à l’étymologie classée par thèmes qui défilent au gré des étapes. On peut aussi s’amuser à apprendre par coeur les dialogues et à les mettre en scène comme sur nos podcasts. On peut venir y réviser les règles et y rafraîchir sa mémoire quand on est déjà un bon helléniste.Ce livre devrait répondre à toutes les envies et tous les besoins. Donc pas de cible d’âge ni de niveaux : c’est un livre accueillant dont on choisit l’usage qu’on veut en faire.

  • On dit souvent aux élèves (et surtout aux parents) que pour améliorer son niveau de français, les langues anciennes et particulièrement le latin sont bénéfiques mais d’après votre expérience ne faut-il pas déjà avoir de bons acquis en français pour un apprentissage réussi des langues anciennes ? (Je pense notamment à l’utilisation des cas dans les exercices de thème et version).

  On ne peut pas se passer d’apprendre le grec car nous parlons grec encore tous les jours. je ne conçois pas que l’on puisse dire comme je l’ai hélas si souvent entendu : « avant
d’apprendre le grec, qu’ils apprennent le français ! », c’est méconnaître l’histoire de notre langue et le fait que derrière chaque mot se cache du grec ou du latin.
J’ai choisi de proposer une initiation au grec ancien ouverte aux plus jeunes à partir de 7 ans, car ils découvrent le français en même temps que le grec. C’est une expérience vraiment fascinante que d’observer ces très jeunes enfants lire et écrire des mots en grec parfois plus rapidement qu’en français, comme si l’alphabet grec s’assimilait plus aisément. L’intérêt est évident : le grec conduit au français et en déjoue les pièges. Je leur fais écrire ce que j’appelle « le tableau de correspondances » afin qu’ils établissent et retiennent les passerelles orthographiques entre les deux langues. Pourquoi un « PH » ? Pourquoi un« Y » ou un « TH » ? Peu à peu s’ajoutent à la boîte-à-outils les prépositions, fort nombreuses en grec, qui permettent de révéler la signification et l’orthographe de nombreux mots en français : la catastrophe, le parapluie et le périphérique s’illuminent soudain !L’aspect modulable de la langue grecque les séduit rapidement. Ils en mesurent l’efficacité. Un mot augmenté d’un préfixe ou d’un suffixe se nuance d’un sens différent. Ils agissent ainsi avec le langage comme ils le font avec leurs jeux de construction. Rien n’est abstrait et pourtant tout permet de mieux penser et de mieux exprimer ses idées. C’est donc une initiation très subtile à l’art de vivre et de penser : le geste accompagne la pensée, l’image le concept, tout est lié !En grec on apprend à ajouter. C’est une langue additive et… addictive !

  • Restez-vous optimiste quant à l’avenir des langues anciennes ?

Je suis optimiste par nécessité. Classiciste, je me sens pleinement du monde d’aujourd’hui et grandement responsable de la société dans laquelle nous évoluons. Je m’interdis toute critique à laquelle je ne puisse répondre par une proposition. L’association Eurêka est une proposition, modeste mais efficace. Les livres de vulgarisation que j’écris sont aussi des munitions pour entreprendre cette bataille contre le défaitisme.

Le Figaro – Victoire Lemoigne – 18/09/23

Caroline Fourgeaud-Laville: «On ne peut pas se passer d’apprendre le grec»

Pour Caroline Fourgeaud-Laville, cette langue que l’on dit morte est une condition de maîtrise de la langue vivante.

ENTRETIEN – Moins de 1% de collégiens et lycéens apprennent le grec ancien. Cette spécialiste de l’Antiquité explique comment la langue, en explorant une autre civilisation, nous permet de nous retrouver intérieurement.

Caroline Fourgeaud-Laville est docteur ès-lettres. Elle a fondé en 2018 l’Association Eurêka, au sein de laquelle elle enseigne et anime des ateliers de grec ancien. Ayant à cœur de rendre cette langue que l’on dit morte plus vivante que jamais, et accessible dès le primaire, elle utilise avec brio tous les moyens modernes de communication. Elle a publié récemment Grec ancien express, une méthode d’apprentissage rapide et très complète, aux éditions Belles-Lettres.

LE FIGARO. – Il est commun d’entendre que la culture antique reste un incontournable. Mais que répondre à ceux qui disent que l’on peut se passer de l’apprentissage de la langue elle-même?

Caroline FOURGEAUD-LAVILLE. – On commettrait une erreur si l’on s’imaginait qu’une culture puisse survivre sans la langue qui la porte. Le grec est bien plus solide que le Parthénon lui-même, il ne s’est pas démembré au fil des siècles. Il s’est même au contraire renforcé en venant consolider la plupart des langues européennes qui nous entourent. Le miracle grec c’est bien cela, c’est sa langue et son extraordinaire longévité. J’ai placé en exergue de mon livre une citation réjouissante du poète grec George Seferis: «C’est merveilleux de penser que depuis les premiers mots d’Homère jusqu’à aujourd’hui nous parlons, nous respirons, nous chantons dans la même langue.» On ne peut pas se passer d’apprendre le grec car nous parlons grec encore tous les jours. Je ne conçois pas que l’on puisse dire: «Avant d’apprendre le grec, qu’ils apprennent le français!» C’est méconnaître l’histoire de notre langue et le fait que derrière chaque mot se cache du grec, y compris dans des mots que l’on croit venir du latin car le latin lui-même vient en grande partie du grec. Ne pas le savoir, ne pas vouloir en prendre conscience serait porter atteinte précisément à la culture qui nous est si chère.

Vous dites que nous parlons grec tous les jours. Pouvez-vous nous donner des exemples?

On peut par exemple aller voir Indiana Jones au cinéma, découvrir avec lui la fabuleuse machine d’Anticythère, et comprendre que notre héros ne parvient à élucider l’énigme que parce qu’il parle grec ancien. On peut se promener dans le musée de l’Acropole et être ébloui par l’austérité des stèles qui y sont exposées, mais elles gagneront en majesté si on arrive à les lire et à débusquer au tournant d’une salle les notes de frais de Phidias maître d’oeuvre du Parthénon. C’est fantastique de jouer à Assassin’s Creed mais c’est mieux d’en chanter la bande originale dont les paroles sont en grec ancien. Le grec donne un sens supplémentaire à ce qui nous est donné à voir.

Ensuite, ignorer le grec, c’est courir le risque de ne plus se comprendre même en français. Nous connaissons tous cette citation de Camus: «Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde.» Je considère que nous avons un devoir de veiller à ce que les jeunes gens ne contractent pas le syndrome du capitaine Haddock qui, ne sachant ce qu’ils signifient, injurie les foules à grands coups de mots grecs:«Macrocéphale, ectoplasme, espèce de catachrèse!». Nous rions d’Haddock parce qu’il perd ses moyens, parce qu’il n’est plus maître de son langage et son impuissance est pathétique! Or cette violence peut-être déjouée si l’on reprend les rênes du langage et que l’on cesse d’être de passifs locuteurs de mots incompris. Il est important de connaître le grec si l’on ne veut pas rester à la marge. Les mots en reprenant un sens sont à nouveau habités. On considère souvent tristement que le grec serait un bibelot superflu dont on pourrait se passer dans la maison alors que le grec est la clef de voûte de cette maison. On comprend qu’il y a un formidable enjeu de société qui se joue ici. Lorsqu’on enseigne le grec, on permet aux jeunes de mieux habiter le monde et d’en être de vivants acteurs.

Qu’apporte concrètement l’apprentissage du grec ancien à notre maîtrise de la langue française?

L’apprentissage du grec est décisif et selon moi particulièrement en classes primaires, au moment où les élèves s’approprient le langage et la lecture. Le grec leur permet de consolider les fondamentaux, l’orthographe notamment, en décodant, rapidement et sans grand effort, le sens des préfixes ou des suffixes, en apprenant à repérer les racines, en soulignant plus efficacement qu’en français, grâce à l’usage des cas, les fonctions des mots. J’aime cette phrase de l’écrivain Nicolas Bouvier qui dit: «On croit qu’on va faire un voyage mais bientôt, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait.» Avec le grec c’est un peu la même chose. Tout semble, en grec, vous éloigner de vous-même or c’est ce que j’appelle un exil rapatriant. Il y a un bienheureux paradoxe, qui veut que cette langue soit dotée d’une mécanique incomparable qui combine harmonieusement les émerveillements d’une exploration de soi aux éblouissements d’une découverte des plus vastes richesses d’une civilisation.

« Tout semble, en grec, vous éloigner de vous-même. Or, c’est ce que j’appelle un exil rapatriant. »

Elle rend également plus vivant. Dans une société des vidéo-conférences, du télé-travail… Elle nous fait reprendre contact avec nos racines. Le grec, c’est le contraire de l’abstraction. Quand les élèves arrivent en classe avec un mot compliqué, qu’ils ont du mal à prononcer et qu’ils ne savent pas écrire, le grec agit comme un urgentiste qui va ranimer le cœur de la langue. Le rhinocéros qui avait perdu son H et cédé la place à deux S au lieu du C, retrouve toutes ses lettres et d’un mot les enfants repartent avec deux mots l’un signifiant nez, nasal et l’autre corne ils sauront désormais facilement distinguer au zoo le rhinocéros de l’hippopotame, devenu lui aussi sous l’effet du grec ancien le «cheval du fleuve». On arrive avec un mot illisible, et on repart avec deux mots bien vivants, incarnés! Autrement dit, c’est par une langue prétendument morte, que le français a une chance de redevenir vivant, sensible, augmenté. En initiant les jeunes au grec, nous leur transmettons un peu plus de liberté. Liberté, bien sûr, de relire les textes anciens qui nous apprennent tant sur nous-mêmes. Liberté d’user des mots et d’en créer de nouveaux, abritant de nouveaux concepts.

Le grec permet enfin au français de se réinventer. Chaque jour des mots nouveaux apparaissent en politique, dans la presse, la publicité, la philosophie et sur les réseaux sociaux ils fleurissent abondamment avec succès. Le grec est une langue voyageuse comme les Grecs l’ont toujours été eux-mêmes, et nous formons grâce au grec des mots-valises qui nous servent à exprimer le monde d’aujourd’hui: «Écologie»est le mot qui domine notre actualité et ce mot est né au XIXème siècle de deux mots grecs, mais on trouve encore par exemple les «métavers», la «tiktokocène»! Nous faisons avec le grec ce qu’Aristophane faisait déjà avec le grec: nous jouons, nous exprimons avec fantaisie notre monde.

Comment expliquer la baisse continue des élèves qui apprennent le grec? Le choix de la langue entre-t-il aujourd’hui dans un calcul de rentabilité?

Le grec a longtemps été une option de luxe réservée aux bons élèves, dans des établissements privilégiés. Or il est souhaitable que le club s’agrandisse et que le grec se popularise. Il est matière fondamentale et non optionnelle. Les élèves faibles à son contact vont se renforcer, et notre société a tout à gagner à l’enseigner aux jeunes. On a dit aussi qu’il ne servait à rien car il n’affectait que les termes techniques, scientifiques ou philosophique. C’est absolument faux. C’est ignorer que beaucoup de mots très simples proviennent eux aussi du grec! Certes, ils ne comportent pas toujours de «TH», l’ancien thêta, ni de «PH», l’ancien phi, ni non plus de «Y» l’ancien upsilon et pas toujours de«CH», l’ancien chi. Pour autant ils sont tous bien grecs et nous les prononçons sans deviner que nous parlons comme Socrate dans notre quotidien!

Et puis, le grec est rentable! C’est un merveilleux outil de perfectionnement des savoirs et des compétences. Par ailleurs, des spécialistes des neuro-sciences comme Dehaene ou Kerckhove ont depuis quelques années mis en lumière les effets de la lecture de cette langue sur l’activité cérébrale, l’énergie qu’elle produit sur des zones qui sans elle resteraient dormantes. Le grec agit puissamment et durablement sur celui qui s’y initie. Apprendre le grec ne peut que renforcer ce que nous sommes individuellement et collectivement en train de devenir. Comme disait Clémenceau, «il faut passer par la Grèce pour aller n’importe où».

Cet entretien est extrait d’un podcast de la série «Le Moment des Mots», à paraître lundi 18 septembre.

Grèce Hebdo – Ioulia Elmatzoglou – 30/08/23

Docteur ès-lettres (Paris IV-Sorbonne) et membre du Centre de Recherche en Littérature Comparée (Sorbonne-Université) Caroline Fourgeaud-Laville est spécialiste de la Grèce antique et l’auteur de deux ouvrages sur la langue et la civilisation. Elle a fondé en 2018 à Paris l’Association Eurêka, au sein de laquelle elle enseigne et anime des ateliers de grec ancien. Par son initiative, le grec a pu faire son entrée en classes primaires, offrant avec succès une véritable initiation aux enfants de 7 à 11 ans. Elle fut attachée près l’ambassade de France à Athènes et collabora avec de nombreux artistes grecs tel Alekos Fassianos avec qui elle a écrit un livre : Théros(2010).

Caroline Fourgeaud-Laville publie régulièrement depuis 2002 des textes à la croisée des genres, mêlant récits, essais, critique d’art, préfaces et articles, accordant une part importante au dialogue des arts et privilégiant les collaborations avec les artistes (peintres, graveurs et photographes). En 2022 elle a publié Eurêka, Mes premiers pas en Grèce antique, (Eds. Les Belles Lettres), alors que son dernier livre Grec ancien express vient de paraitre également aux Éditions Les Belles Lettres (2023).

GreceHebdo* a parlé avec Caroline Fourgeaud-Laville de sa passion pour le grec ancien et de l’Association Eurêka ainsi que de défis concernant l’enseignement du grec dans les écoles.

collage livres

Vous avez fondé l’Association Eurêka il y a quelques années. Parlez-nous un peu de votre idée. Quel est l’impact de cette initiative jusqu’à présent ? En quoi l’apprentissage du grec est-il fondamental pour l’avenir des jeunes?

L’association Eurêka est née d’un désir de promouvoir les langues et les cultures de l’Antiquité qui nous livrent d’extraordinaires trésors à partager. L’idée motrice est de relayer les savoirs en les décloisonnant. La mission phare pour laquelle nous nous sommes fait connaître est sans aucun doute l’initiation des enfants en classes primaires. L’idée est d’inverser la tendance ordinaire en enseignant le grec dès le plus jeune âge, comme une discipline fondamentale. Pourquoi attendre d’avoir quatorze ou quinze ans pour découvrir cette langue qui est la clef de voûte du monde dans lequel nous vivons ?

Depuis 2018 nous avons œuvré auprès d’établissements d’enseignement publics comme privés, animé des ateliers, produit des conférences. Chaque année nous touchons davantage de public et cette initiative, née au cœur du quartier latin, a désormais vocation à être développée au plan national. De grandes collectivités locales font appel à notre expertise pour proposer l’enseignement du grec dans leurs écoles. Tout ceci est très prometteur : les acteurs sociaux et politiques réagissent. Cette langue ancienne est un des vecteurs essentiels de notre avenir : elle forme les esprits les plus aiguisés et elle porte une culture qui sous-tend toutes les strates de notre société actuelle: scientifiquement, artistiquement, politiquement, intellectuellement. Pourquoi faudrait-il s’en priver ? Nous devons veiller à nourrir les pensées et les âmes de ceux qui feront la société de demain. Une langue n’est jamais un simple outil de communication : il faut apprendre à l’habiter afin de rendre le monde plus habitable. En rendant à la langue française son grec, nous rendons à la maison-langue ses ornements, ses étoffes, ses souvenirs et ses ravissants bibelots sans lesquels elle s’appauvrirait et notre regard s’éteindrait, manquant d’objets, de couleurs et d’images sur lesquels appuyer nos rêveries et former nos idées… Le grec participe pleinement de cet enrichissement de la langue et conditionne à sa façon l’accroissement de notre projection dans le monde. En initiant les jeunes au grec, nous leur transmettons un peu plus de liberté. Liberté, bien sûr, de relire les textes anciens qui nous apprennent tant sur nous-mêmes. Liberté d’user des mots et d’en créer de nouveaux, abritant de nouveaux concepts. Liberté de penser et d’agir, armés comme Athéna, sages comme elle, dotés des ailes d’une victoire sur tout ce qui voudrait les contraindre, les assujettir en les écartant d’un monde où ils doivent pourtant absolument jouer leur rôle.

Alphabet grec

Alphabet grec peint sur la panse d’une coupe attique à figures noires. Source : National Archaeological Museum of Athens, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Comment faites-vous pour rendre l’enseignement du grec ancien plus attractif et développer des projets culturels originaux ?

Il faut varier la palette et les plaisirs…

S’agissant de l’enseignement, nous nous situons à mi-chemin de l’atelier d’animation et du cours magistral ! Chaque séance comporte plusieurs volets où alternent apprentissage et créativité. Nous parlons en grec ancien, nous l’écrivons et le lisons à même le marbre. J’aime beaucoup montrer aux élèves des photos de vacances : ils déchiffrent le grec des stèles que j’ai prises en photo sur les sites archéologiques ou les musées. Ainsi le grec prend vie en racontant des histoires en creux, échos de lois, de pactes historiques ou de victoires sanglantes. La pierre parle et le passé devient vivant. Nous interprétons aussi des petites scènes de théâtre écrites ensemble, nous chantons des standards d’aujourd’hui en grec ancien et nous dansons… en un mot, nous respirons « grec ancien ». Aucun enfant ne s’inscrirait volontairement à un cours de grec pour améliorer ses notes en dictée. L’argument reste valable mais il n’est pas suffisant. Les jeunes gens qui poussent la porte du grec viennent voyager, croiser les dieux et les héros. Ils ont une grande soif de découverte, il faut donc se montrer à la hauteur de leur curiosité et redoubler d’inventivité. Les résultats sont là : la confiance en soi des plus timides se trouve renforcée d’avoir su lire et comprendre des lettres réputées « illisibles », quant aux zones d’ombre en « ph » et « th » du français, les voici soudain moins opaques… la joie de la réussite gagne du terrain, le soleil grec éclaire soudain la langue et les esprits !

Par ailleurs, notre association contribue au rayonnement culturel de l’antiquité grecque. Nous poursuivons des collaborations avec les musées en développant des projets de coopération artistiques et universitaires. Une exposition devrait voir le jour prochainement en collaboration avec la Villa Kérylos (Beaulieu-surmer) et le musée Kotsanas (Athènes) mettant en valeur les inventions de l’antiquité. Une expédition sur une galère de l’âge du bronze pourrait également être au programme de nos réjouissances. Comme vous le voyez, les idées ne manquent pas.

Olympia 6

Vestiges du gymnase de l’ancienne Olympie (par George E. Koronaios via Wikimedia Commons)

Votre livre « Eurêka: Mes premiers pas en Grèce antique » propose une accroche fraîche pour s’initier au grec ancien tout en explorant l’histoire, la mythologie et la langue grecques. Pouvez-vous nous en dire plus sur le concept et la structure de ce livre ? « Grec ancien express » est votre tout dernier livre, en quoi est-ce une méthode innovante ?

Ah, « Eurêka » ! Comment tout dire d’une civilisation en moins de 300 pages ? L’enjeu était de répondre aux questions essentielles en synthétisant ce que nous savons depuis toujours mais en corrigeant soigneusement les lieux communs. « Eurêka » est un livre généraliste qui propose un aperçu de l’âge classique qui ne soit pas un simple survol mais un précipité civilisationnel mêlant dans l’éprouvette, Histoire, mythe et langage. Nous pensons tout connaître du Vème siècle, or il regorge de surprises. J’ai donc introduit dans chaque chapitre ce qui a créé chez moi un étonnement amusé en l’écrivant. C’est pourquoi le livre est aussi, à sa façon, un livre de curiosités. Anecdotes croustillantes, détails éclairants, personnages injustement plongés dans l’ombre, tous y ont droit de cité. Les femmes, par exemple, peuplent glorieusement ce livre. Désormais il ne sera plus question de les oublier. Vous retrouverez donc Agnodikè, Phryné, Kallipateira et quelques autres, mêlées au flot du récit. J’espère même avoir mis en évidence tout ce qui demeure caché, tout ce qui résiste encore à la connaissance. Car ce qui est caché est terra incognita de nos futurs archéologues, continent inexploré de nos futurs linguistes, eldorado de nos futurs chercheurs ! Il faut savoir aimer les mystères autant que les miracles quand on s’intéresse à l’antiquité.

« Grec ancien express » est le jumeau linguistique d’ « Eurêka ». Il s’agit de proposer un tout en un. Pour apprendre une langue on dispose souvent de trois ou quatre livres sur son bureau : c’est trop. Cette méthode est composée d’une grammaire complète, avec ses synthèses et ses astuces, de leçons et d’exercices, mais aussi d’un lexique bilingue de plus de 800 mots et expressions. S’ajoutent à cela des dialogues afin d’apprendre le grec ancien comme on le ferait d’une langue d’aujourd’hui. Il s’agit d’un voyage en 24 étapes, où le lecteur aura le loisir de faire quelques escales pour des éclairages culturels et historiques comme s’il lisait un roman. Tout le monde peut donc y trouver son bonheur. Les débutants ambitieux, les flâneurs voulant butiner des étymologies, les curieux venant y puiser des citations d’auteurs antiques en version bilingue, les passionnés comme les rêveurs : cette méthode est conçue pour plaire à tous et ne laisser personne hors de la trière !

moralis sef

Moralis Yannis (1916 – 2009) Peinture composition-commentaire pour le recueil Poèmes de George Seferis (Ikaros publications, 1965), 1965 – Source : nationalgallery.gr

Comment est née votre passion du grec ancien et quelle est votre relation à la Grèce moderne ?

La Grèce a toujours été pour moi un point de départ. Je l’ai souvent rêvée lorsque j’étais enfant, en collectionnant des images, mais ce n’est qu’à l’adolescence, vers 11 ans, qu’elle est devenue le point de départ de toutes mes rencontres, avec les livres, avec les arts, avec les êtres. J’ai commencé le grec avant de pouvoir l’apprendre. Notre première rencontre se déroula dans un espace-temps qu’aucun logiciel n’aurait pu favoriser. J’ai grandi dans un minuscule village du Limousin, où mon sentiment d’étrangeté a trouvé toutes les raisons de croître en beauté. Je m’appliquais à bricoler un alphabet de ma création mais n’étant ni Saussure ni Benvéniste, je fus rapidement contrainte à renoncer. Puis il me tomba sous la main, tel un cadeau des dieux, un article de journal évoquant la Grèce, ses temples, ses inscriptions. Ce fut le choc. Je compris que ma langue secrète avait déjà été inventée ! Elle était si puissante qu’elle avait résisté aux siècles et, de surcroît, elle semblait avoir toutes les élégances attendues. Je partis donc à l’attaque de la bibliothèque du village, emprunter tous les ouvrages sur la Grèce.

Puis ce furent de grandes chasses dans les rayons des librairies, guettant les temples ou les éphèbes sur les couvertures de livres. Je repartis ainsi, sous l’œil médusé des libraires, avec mon premier Vernant et mon premier Nietzsche sous le bras. Un autre livre faisait partie du butin : « L’été grec » de Jacques Lacarrière. Bouleversée par sa lecture, je n’eus qu’une idée : écrire à l’auteur. C’est ainsi qu’eut lieu cette rencontre providentielle qui devait pour toujours définir à mes yeux le terme ensoleillé d’helléniste. Jacques m’a appris à lire cette langue à ciel ouvert, en prenant des trains, des bateaux, en nageant, en serrant des mains, et très vite le monde des idées est sorti de sa caverne et s’est incarné ! Depuis, je suis venue chaque été en Grèce et j’y ai même vécu quelques années dans le cadre de mes fonctions à l’ambassade. C’est donc une seconde patrie, mais plus encore, un archipel contrasté de poésie et d’idées, de musiques et de douleurs, de chants et de larmes… Une Iliade et une Odyssée. Du grec ancien je suis venue au grec moderne, et voici que je mélange maladroitement, ou astucieusement, les deux langues quand je m’exprime : je considère que c’est la preuve de ma totale adhésion à votre pays et à son histoire, l’évidence de ma double nature d’helléniste philhellène…

Livres :
« Eurêka, mes premiers pas en Grèce antique », éditions Les Belles Lettres, 2022
« Grec ancien express », éditions Les Belles Lettres, 2023.

Liens :
Facebook, Tiktok, Instagram :  @eurekarolina
Twitter : https://twitter.com/EurekaParis5
Site web : www.eureka-paris5.fr

* * Entretien accordé à Ioulia Elmatzoglou | GreceHebdo.gr

Lettres Capitales – Dan Burcea – 23/10/22

Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire 2022 : Caroline Fourgeaud-Laville, «Eurêka – Mes premiers pas en Grèce antique»

23 octobre 2022 

sur Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire 2022 : Caroline Fourgeaud-Laville, «Eurêka – Mes premiers pas en Grèce antique»

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Lors d’une discussion en 2013, au Salon du livre de Paris, le grand Vassilis Alexakis m’avait dit que la Grèce qui se trouvait en pleine crise financière, pouvait payer largement sa dette si elle mettait un impôt sur chaque mot d’origine grecque utilisé dans nos langues. Malgré le côté inatteignable de cette proposition, n’avait-il pas raison ? Quel héritage nous ont laissé la langue et la culture grecques ?

Donnons la parole à Caroline Fourgeaud-Laville, auteur du livre Eurêka – Mes premiers pas en Grèce antique.

– Vous êtes docteur ès lettres, membre du Centre de Recherche en Littérature Comparée de la Sorbonne, et fondatrice, en 2018, de l’Association Eurêka. Quelle est la vocation de cette association et quels sont les résultats obtenus jusqu’à présent ?

L’association Eurêka est née d’un désir de promouvoir les langues et les cultures de l’Antiquité. Qu’il s’agisse d’Histoire, d’archéologie, de sciences, d’art, de philologie, l’Antiquité nous livre d’extraordinaires trésors à partager. L’idée motrice est de relayer les savoirs et de préférer le cercle qui unit plutôt que la verticale qui isole. Ce principe s’applique d’abord à notre association. Notre équipe rassemble des professeurs du supérieur, du secondaire, du primaire, des chercheurs et des amoureux du monde antique. Des jeunes collégiens en passant par des étudiants jusqu’à de jeunes retraités, tout le monde y joue un rôle et chacun y a sa place. J’ai voulu, à travers cette association, décloisonner les savoirs et permettre les rencontres. Notre mission phare reste sans aucun doute l’initiation du grec ancien auprès des enfants en classes primaires. Depuis 2018 nous avons œuvré auprès de six établissements d’enseignement public et animé des ateliers dans une dizaine de lieux. Chaque année nous touchons davantage de public et cette initiative, née au cœur du quartier latin, a désormais vocation à se développer à l’échelle nationale. Depuis la sortie du livre, de nombreux enseignants ont souhaité rejoindre le mouvement, ce qui est très encourageant.

– Nombre d’hellénistes et de latinistes, comme la regrettée Jacqueline de Romilly, d’autres académiciens et tant d’enseignants, ont alerté sur la perte culturelle inexorable causée par le retrait ou la réductions d’heures de cours des langues nommées abusivement « mortes ». En quoi, selon vous, enseigner, apprendre le grec est important pour les écoliers français ?

Je ne suis pas naturellement décliniste. Notre association est née d’une volonté d’infléchir les tendances. Pour maintenir l’enseignement des langues anciennes, il faut évidemment des professeurs et des heures – c’est incontestable – mais il faut aussi des élèves. Nous agissons là où il nous est possible d’agir en modifiant très concrètement les choses. Si nous n’avons que peu de pouvoir sur les choix politiques à haut niveau, nous en avons tous dans notre ville ou dans notre quartier, au sein de notre famille, auprès de nos amis. Partant de ce postulat, il m’a semblé évident que la voie associative était la plus adaptée. Entrer dans une école primaire pour proposer une initiation au grec ancien peut apparaître anecdotique ou marginal mais c’est au contraire permettre de créer une boucle. Les élèves (7-11 ans) qui suivent cette initiation choisissent ensuite l’option grec au collège et poursuivront, pour certains, à l’université, contribuant le moment venu au renouvellement de la recherche et de l’enseignement. L’apprentissage du grec est décisif et particulièrement en classes primaires, au moment où les élèves s’approprient le langage et la lecture. Le grec leur permet de consolider les fondamentaux, l’orthographe notamment, en décodant, rapidement et sans grand effort, le sens des préfixes ou des suffixes, en apprenant à repérer les racines, en soulignant plus efficacement qu’en français, grâce à l’usage des cas, les fonctions des mots. Le grec ancien est aussi un merveilleux outil d’abstraction sensuelle : les enfants comprennent, en s’initiant à son étrange alphabet, les différences entre écriture et langue par exemple. Tout un univers de signes s’ouvre alors à eux, dévoilant la richesse infinie des mots qui gagnent soudain plusieurs niveaux de sens et d’images. Apprendre le grec, c’est découvrir la profondeur du monde qui nous entoure et qui sans sa médiation resterait froidement sec et tristement linéaire. Par ailleurs, des neuroscientifiques comme Dehaene ou Kerckhove ont depuis quelques années mis en lumière les effets de cette langue sur l’activité cérébrale, l’énergie qu’elle produit sur des zones qui sans elle resteraient dormantes. Le grec agit puissamment et durablement sur celui qui s’y initie. Même après l’avoir oublié, il reste en vous une manière de définir, une musique des idées, l’accent suprême de l’intentionnalité du discours, un balancement profondément ancré en soi, écho du jeu des particules « men » / « de », l’équilibre syntaxique sculptant la phrase comme l’artiste dans son atelier, attentif aux lignes et aux proportions, aux creux et aux effets de style attirant la lumière…. Les heures passées à réciter comme un aède des déclinaisons ou des conjugaisons toutes semées d’exceptions font de vous un mystique précis et cependant incrédule : les règles sont apprises pour mieux goûter à la surprise des lectures, s’étonner des libertés des orateurs, des licences poétiques, et saisir l’extrême variété de cette langue qu’aucune règle ne parvient à épuiser. Apprendre le grec est un atout considérable, mais ne pas l’apprendre pourrait bien nuire gravement à ce que nous sommes individuellement et collectivement en train de devenir. Le grec, c’est l’arrière-pays de notre langue : ses plus beaux paysages, son horizon le plus solaire et le plus lointain… Pourquoi faudrait-il s’en priver?

– Votre livre Eurêka – Mes premiers pas en Grèce antique est écrit comme un guide de voyage ayant à ses manettes l’historienne et la linguiste que vous êtes. Il suffit de suivre les chapitres de votre livre pour se rendre compte de la dimension pratique et culturelle que vous leur conférez, pour ne citer ici que quelques-uns de ces chapitres : l’alphabet, la maison, la cuisine, la médecine, la cité, la guerre, etc. Pouvez-vous nous dire comment est construit votre livre et pourquoi vous avez choisi justement ces aspects et pas d’autres ?

J’ai choisi d’écrire un livre-valise. Il s’agit de partir en voyage dans le temps en emportant avec soi l’essentiel. Lorsque j’étais jeune helléniste j’adorais lire les livres de civilisation, ceux de Robert Flacelière ou de Pierre Lévêque. Cependant, je restais toujours un peu sur ma faim. Il y manquait l’agrément de l’imaginaire et de la langue, les épices si l’on veut. Jean-Pierre Vernant comme Paul Veyne ont largement contribué à réhabilité les mythes en rappelant qu’ils sont partie prenante de la civilisation. Il nous fallait donc des mythes. Mais découvrir une civilisation sans offrir au lecteur la possibilité de s’initier à sa langue me semblait bien dommage. Comprendre la Grèce des Ve et IVe siècle av. J.-C., c’est aborder son histoire et sa langue mais aussi ses mythes. Les Grecs vivaient sans doute autant de leur réel que de leur imaginaire. Aussi ai-je choisi d’associer à chaque point de civilisation abordé une légende qui puisse l’éclairer. L’Histoire s’ennuierait si elle ne pouvait être enchantée par le Mythe. Et comme aucun voyage ne peut se faire sans connaître quelques formules de politesse, quelques mots de celui qui vous accueille, j’ai voulu prolonger ces visites d’un glossaire qui mette en relief la réciprocité de nos langues. Ainsi furent posés les principes qui commandèrent la construction du livre. Cet ouvrage propose d’ouvrir des portes et, de portes en portes, il fait entrer le lecteur dans un univers, celui d’Athènes à l’âge classique, éclairant cet instant du monde où tant de choses sont nées. Composé comme un guide de voyage de l’Antiquité, il est moins géographique que civilisationnel. On y entre par une porte et, soudain, on se découvre l’envie d’aller ouvrir une fenêtre sur les modes de vie, on retient quelques mots, on griffonne quelques lettres, on apprend peu à peu à entrer dans ce monde étranger. Un jeu de mise en échos d’un thème à l’autre permet progressivement de composer mentalement une carte au tracé léger, celui d’une esquisse certes, mais qui n’a pour véritable souhait que de donner au lecteur le désir d’aller plus avant dans ses découvertes et ses apprentissages…

– Vous traitez avec un même souci de rigueur tous les sujets, l’alphabet comme, par exemple, la médecine. Bien-sûr, tout le monde sait qu’Hippocrate est considéré comme le père de la médecine, preuve en est le serment qui porte son nom. Reprenant cette figure célèbre, votre livre fait un détour très intéressant sur la science de la guérison du corps et du mental, sur le métier du médecin, la transmission des connaissances et son lien avec les rituels de guérison, etc. Peut-on parler d’un vrai souci de concentré encyclopédique dans la rédaction de votre livre ? 

Le défi était bien celui-ci en effet : comment mettre au point le précipité chimique d’une civilisation en moins de 300 pages ? L’enjeu était de répondre aux questions essentielles en synthétisant ce que nous savons depuis toujours mais en corrigeant soigneusement les lieux communs, tout en ajoutant au récit les dernières découvertes de l’archéologie, ainsi que les plus récents travaux scientifiques. En outre, j’ai pris le parti d’introduire dans chaque chapitre ce qui a créé chez moi une surprise en l’écrivant. C’est pourquoi le livre est aussi, à sa façon, un livre de curiosités. Anecdotes croustillantes, détails éclairants, personnages injustement plongés dans l’ombre, tous y ont droit de cité. Les femmes, par exemple, peuplent glorieusement ce livre. Désormais il ne sera plus question de les oublier. Les auteurs anciens faisaient fréquemment allusion aux femmes qui avaient marqué leur temps, mais le tamis historique les a progressivement écartées de nos références. Vous retrouverez donc Agnodikè, Phryné, Kallipateira et quelques autres, mêlées au flot du récit.

– Chaque partie historique est suivie d’un dictionnaire étymologique qui prouve la transmission des termes grecs aux langues modernes occidentales, que ce soit dans le domaine de la médecine, dont nous venons de parler, comme dans tous les autres. Ainsi, somatiser viens du grec soma = corps ; céphalées (maux de tête) de képhalè = tête ; cardiologie du grec kardia = cœur, le grec rhis (nez) nous conduit à la rhinite, mais aussi au rhinocéros (nez+corne), etc., etc. Dans quelle mesure la connaissance du grec est nécessaire à notre culture générale, d’autant plus qu’aujourd’hui nous sommes inondés d’informations scientifiques que très souvent nous avons du mal à identifier et à comprendre ?

Il est important de connaître le grec si l’on ne veut pas rester à la marge. Le grec est utilisé dans toutes les innovations scientifiques et techniques, mais aussi dans la com. et la pub. Ne pas comprendre le clin d’œil qui vous est adressé à travers le choix d’un nom d’automobile, le nom d’une nouvelle planète, celui d’un ouragan, d’un médicament ou d’une marque de soda, c’est rester sur le banc de touche de la société dans laquelle vous vivez, c’est être invité à une fête sans y danser avec la plus jolie fille qui soit, Aphrodite en personne ! Apprendre le grec vous permet de répondre présent au rendez-vous des idées et des innovations, d’en saisir le langage et d’en être vous aussi l’acteur. Un langage, lorsqu’il est habité, devient naturellement plus habitable.

– Parlons à ce stade de l’ingéniositégrecque. « Le trésor grec – écrivez-vous – n’est pas seulement fait de puissantes idées ou d’éblouissantes œuvres d’art, il est aussi plein de ressources technologiques ». Pouvez-vous nous donner quelques noms d’inventeurs et quelques exemples de leurs inventions ? Il y aurait même un ordinateur antique datant de plus de 2000 ans, si je comprends bien ?

Il y a quelques années j’ai découvert grâce à un ami l’extraordinaire travail de l’ingénieur Kostas Kotsanas. Cet homme a consacré sa vie a reconstituer des inventions de l’Antiquité. Son livre m’a alors stupéfiée ! J’y ai découvert un aspect méconnu de la Grèce antique : l’ingénierie. Ingénieur polytechnique né en 1963, Kostas Kotsanas a consacré sa vie à construire des répliques des plus célèbres inventeurs : Ctésibios ou Héron d’Alexandrie. Allant puiser ses sources dans les textes anciens, auprès des contemporains de ces inventions, mais aussi glanant des témoignages postérieurs, de Platon, Diodore de Sicile, Strabon, Pline, Vitruve, à Diogène Laërce, en passant par Athénée de Naucratis et bien d’autres. Il constitua ainsi un très riche répertoire de tout ce que les Grecs ont pu fabriquer entre le VIIe siècle av. J.-C. et le IIe siècle de notre ère. À force d’enquêtes et de prouesses techniques il réussit à rassembler plus de 1500 reconstitutions absolument surprenantes d’ingéniosité, dans des domaines aussi variés que les systèmes de communications, la domotique, la sécurité ou la maîtrise des premiers logiciels. Découvrir le réveil matin hydraulique de Platon, ou l’ordinateur de bord autrement nommé « machine d’Anticythère », a de quoi surprendre ! Quand vous choisissez « Eurêka » comme titre de livre et nom de votre association, il est bien naturel de montrer la dimension inventive de cette civilisation qui fut celle du grand Archimède !

– Il n’y a pas que ces aspects pratiques. Les Grecs nous ont laissé en héritage leurs croyances sur la vie et la mort, sur les dieux et les mythes qui formaient leur manière de voir les êtres humains et le monde dans lequel il vivaient. Il nous ont laissé la musique, le théâtre et les jeux olympiques et tous les mots qui les définissaient et dont nous bénéficions aujourd’hui. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ? Quel exemple choisiriez-vous pour illustrer votre propos ?

Comme le fait remarquer François Lefèvre dans la postface du livre, les Grecs ont poussé très loin l’art de l’abstraction, en mettant au point « des outils très simples permettant d’appréhender les problèmes les plus complexes et promu la notion d’individu qui est au cœur de la civilisation occidentale ». Cette leçon de la Grèce est une leçon d’humanité. Elle nous place au cœur d’un dialogue permanent entre passé et présent, altérité et identité ; elle convoque en nous les grandes interrogations : qu’est-ce qu’un homme, comment vivre en société, quelle place avons-nous dans le monde ? Lire les Grecs, se rafraîchir à leur source, c’est raviver notre langue, notre art, notre pensée, c’est se livrer aux idées contraires, aux joutes intellectuelles dont ils étaient si friands, et se voir traversé par le foudre des questions fondamentales, semblable enfin aux convives du plus ancien des banquets. Les Grecs ont déposé des signes dans toutes les strates du monde dans lequel nous vivons, dans toutes les disciplines. Apprendre le grec ancien permet de révéler ces signes laissés muets mais néanmoins actifs, de les rendre plus visibles encore et de se les réapproprier. Je ne crois pas que l’on puisse faire l’impasse de cette langue. Les mythes, les inventions, les arts, les sciences et la philosophie ont été façonnés par cet alphabet et ce langage. Un petit helléniste confronté aux rouages savants de la langue grecque ancienne entre plus aisément dans tout ce qu’elle sous-tend, il développe plus intensément son intuition, il acquière plus de curiosité, de liberté et de créativité. Il faut bien connaître la salle des machines pour manœuvrer habilement un aussi puissant paquebot civilisationnel !

– Revenons, en conclusion, à l’héritage étymologique grec. Vous serez d’accord que notre regretté ami Vassilis Alexakis avait raison : s’il fallait mettre une petite pièce dans une cagnotte àchaque utilisation des mots d’origine grecque dans notre quotidien, le patrimoine d’origine s’enrichirait à vue d’œil.    

Je parlerais plus volontiers de réciprocité que de simple héritage. Certes la Grèce et son langage nous ont été légués comme un trésor familial. Le vrai miracle grec tient bien en cela, en cette mystérieuse longévité, en cette transmission permanente qui ne s’est jamais essoufflée. La chaîne de transmission est aisée à remonter, des copistes les plus humbles aux commentateurs les plus savants : pédagogues, traducteurs, philhellènes de toutes obédiences, philologues, humanistes, archéologues, professeurs, tous ont prêté ce serment d’allégeance tacite à une langue et à un peuple qui auront nourri leur pensée et leur âme. Tous ont été saisis par la grandeur de cette civilisation dont ils se sont faits – volontaires soldats d’une si belle cause – les vaillants défenseurs. Oui, la chaîne de transmission est là, les sites et les musées sont toujours à visiter, les livres et les œuvres sont conservés. Reste qu’il nous appartient de façonner le maillon contemporain, celui par lequel cette génération qui naît pourra se relier à son Histoire, se reconnaître et irriguer la société qu’elle va former de tous les bienfaits de cette admirable culture antique. Les souhaits et les vœux sont une chose, les projets et les mises en œuvre en sont une autre, ô combien urgente aujourd’hui. Voilà pourquoi l’association. Voilà pourquoi ce livre à destination du grand public, dans une merveilleuse collection, « Les Petits Latins », qui vise à raviver non pas le grec et le latin – vivaces par essence, elles fleuriraient dans le désert ! – mais bien les lecteurs, les étudiants, les débutants ou ceux qui veulent y revenir.

La Grèce est notre Histoire, car elle fut le creuset où se mêlèrent, jusqu’à l’éblouissement, les plus belles lumières du monde antique. Elle est aussi nôtre par son message successivement porté par toutes les cultures qui nous entourent, chacun trouvant à se l’approprier avant de la transmettre à ses voisins qui, en l’accueillant, la traversèrent à leur tour et la modifièrent. Chaque passeur laisse inévitablement sa trace. Rome, Carthage, Byzance, Grenade, ont laissé leur empreinte singulière sur le marbre. Être helléniste, c’est être tout cela en même temps, se faire simultanément héritier et passeur, pour ne pas dire recréateur. Voici le marbre désormais enrichi de toutes ses nuances de couleurs, de toutes ses veines, bien vivant parmi nous !

Vous aurez compris que je suis, comme Solon, pour la sisachtie, c’est-à-dire pour l’abolition de la dette et, d’une manière générale, pour rompre avec le champ comptable voire coupable. Apprendre le grec, c’est acquérir un billet aller-retour pour un voyage qui n’en finira pas de dessiner des chemins dans l’esprit comme dans le cœur de ceux qui ont l’audace et le bonheur de s’y aventurer. Il est donc moins question, selon moi, de dette que de reconnaissance. Il est urgent de reconnaître ce don des siècles, d’apprendre à se reconnaître en lui, et à reconnaître en lui un lieu de pensée, un lieu de vie possible, inestimable de richesse pour notre avenir. Loin la dette. Le grec invite à un véritable partage généreux et fécondant, il est porteur de valeurs appelées à se convertir sans perte à notre monde contemporain. C’est la loi miraculeuse du grec ancien, le secret de son succès : il ajoute sans jamais retrancher. Le grec ancien a donc encore un bel avenir parmi nous !

Propos recueillis par Dan Burcea

‎ Caroline Fourgeaud-Laville, Eurêka – Mes premiers pas en Grèce antique, Éditions La vie des classiques, 9 septembre 2022, 290 pages, 9 euros.

Pour en savoir plus sur l’Association Eurêka fondée par Caroline Fourgeaud-Laville, consultez le site : www.eureka-paris5.fr

Le Figaro – Arnaud de la Grange – 11/02/23

Le Figaro – Arnaud de la Grange – 11/02/23
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