Art Sud n°42, France 2003

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Julie Ganzin, côte française : méditerranéenne par l’eau, le ciel et la transparence. Didier Ben Loulou, rive israélienne : méditerranéen par la pierre, la poussière et la blessure. Ce sont là deux Méditerranées qui se rencontrent et ouvrent en nous un espace solaire définissant à la fois la température du corps, la longueur de portée du regard et le champ d’action de la pensée. Car la Méditerranée est l’un de nos organes, le plus vivant d’entre eux peut-être, mais aussi le plus secret, dissimulé loin derrière l’épiderme, à mi-chemin du cœur et des poumons. Or Julie Ganzin et Didier Ben Loulou parviennent à ranimer cette chair profonde au double ventricule qui alimente si puissamment le corps et l’être de chacun.

La Méditerranée est humaine, elle l’est jusqu’en ses déchirures et ses contradictions, jusqu’en ses sourires ou ses larmes formées au sel du désespoir qui coule sur le désir des hommes et les brûle. Elle est tout cela à la fois, plus qu’un corps, un visage, plus qu’un visage, une identité, un lieu de transition où le réel et l’image sont en pleine concorde, où le sentiment de la pierre est encore une pierre, où l’idée et l’objet sont en étroit conciliabule. Car en Méditerranée les mots et les idées se prennent avec la main, ils sont tactiles, ils sont. C’est pourquoi Didier Ben Loulou peut nous parler de Jérusalem. Chaque idée ou abstraction finit par avoir droit de cité en sa palette, chaude, dense, ombreuse comme le creux d’une main. Il ausculte le cœur silencieux des natures mortes, irrigue de vent visuel les pierres les plus friables et célèbre les noces sauvages d’un enfant avec une colombe. Didier Ben Loulou sait bien qu’en cette région du monde les réalités sont des icônes, des principes, des religions, des idéologies, des statues… oui, mais il sait surtout qu’elles sont, pour quelques temps encore, des hommes. Si l’on ôtait sa forêt de symboles à cette ville, il n’en resterait rien peut-être. Mais ces symboles ne survivraient pas davantage sous d’autres latitudes, au milieu d’autres usages, d’autres peuples. Car la valeur de Jérusalem réside essentiellement dans ses hommes qui sont les témoins et les réceptacles de toute cette immatérielle présence. La réalité de Jérusalem, quelle est-elle ? C’est une réalité spirituelle, certes, mais une réalité sublimée qui, sur les visages, trouve un ultime espace de cristallisation. Juifs, Musulmans, Chrétiens, tous ont en partage un ciel et leurs visages sont comme les étoiles d’une constellation en lutte avec elle-même et qui plonge le monde dans les ténèbres après l’avoir longtemps éclairé. Didier Ben Loulou parle d’un aujourd’hui en couleur, d’une Jérusalem de chair et de sang : la même chair et le même sang pour tous ? Cette ville n’a qu’un visage, celui de la souffrance. Cette ville n’a qu’un agresseur et qu’une victime : elle-même. Les agresseurs, les victimes échangent leurs masques alternativement, jouant dans la même tragédie, subissant et régissant les lois d’un seul et même terrible jeu, celui de la violence. Qui peut dire si cet homme est juif ou chrétien ? Qui peut dire si cette petite fille est musulmane ? Les photographies ne le disent pas. Une joue contre la pierre, une peau contre la pierre…une peau-pierre et l’identité surgit comme une évidence : les paysages épousent les corps, les possèdent et les manipulent. Les lieux absorbent les hommes, les femmes et les enfants de tous âges et de toutes origines, car à Jérusalem ce sont les lieux la vraie religion et le vrai monstre. Face à cette ville dévoreuse, dévorante, l’artiste semble avoir désappris le langage des autres, ce langage commun discriminant et meurtrier, pour n’appartenir plus qu’au sien, celui de l’image, qui montre sans démontrer, voit sans dévoiler. Photographe d’une ville qui se dérobe, d’une ville qui se passerait bien de témoins, photographe de réalités-limites, Didier Ben Loulou décline -avec une sensibilité qui n’exclut pas une subtile ironie- la carte d’une identité nouvelle.

La Méditerranée de Julie Ganzin s’inscrit sans légendes mais non sans histoires. Nous ne sommes pas à Saint-Tropez, nous ne sommes pas à Marseille ni à Toulon. Les lieux de Julie Ganzin se passent d’étiquettes, ils n’attendent pas d’être localisés car ils n’appartiennent qu’au regard et à cette animale jouissance que les yeux imposent au monde. L’artiste nous parle d’une Méditerranée de l’autre côté de l’eau, et dont les structures mêmes, acier, chaises longues, balançoires, architectures balnéaires, semblent n’être que les points d’appui, les éléments faussement solides, accessoires futiles, d’une matière sans compacité et flottante. Le monde de Julie Ganzin est bien en deçà et très au-delà du réel, il le traverse à peine, il est fluide, les objets lui servant de digue ou d’amer. C’est un monde adolescent, se projetant comme une lance, une flèche vers un futur sur lequel rien n’a encore prise. On cherche à grand peine un instant de présent-préhensible, mais on ne le trouve pas. La matière première du photographe n’est pas le temps mais l’espace. Or qu’est-ce que la Méditerranée sinon le temps pulvérisé en sable, métamorphosé en colonnes de temple ou en plante sauvage, le temps pris au piège de l’espace par jeu de transferts et de métaphores. Julie Ganzin fixe les faits divers du cosmos, les éclipses solaires, les étourderies du temps qui s’égare dans l’espace, quand l’air ambiant s’attarde dans sa robe de chambre tendre et cotonneuse tandis que l’herbe dort encore. L’artiste photographie le monde dans ses distractions et ses divertissements. Aussi ne faut-il pas craindre d’entendre la déclaration de Julie Ganzin, sa charte ontologique, son devoir militant : elle ouvre une porte intérieure et dégage un large espace devant nous, avec des lieux qui se sont dépossédés d’eux-mêmes, panneaux signalétiques oblitérés. Car il s’agit bien d’une identité impersonnelle qui se situerait entre l’abandon et la présence, dans une forme de conscience neutralisée, ex-centrée, ne reposant plus sur l’ego ordinaire mais sur un « exo » fondamental et fondateur. Les lieux suivent un chemin d’oubli de la nomination mais c’est en fait un chemin de mémoire, car il mène plus loin, au-delà de la désignation, vers ce point d’absolu qu’est la reconnaissance. Oui, il arrive que les chemins égarent, mais il arrive aussi que l’égarement soit merveilleusement rapatriant. Julie Ganzin place son objectif dans cette parenthèse d’incertitude, photographie les lieux de vacances, les bases de loisirs, ces lieux de transit où les hommes baissent les armes, déposent les valises et perdent leur passeport dans le sable le temps d’un week-end. L’artiste place sa recherche de l’identité en pleine Méditerranée, dans l’intervalle, l’interligne, l’entre-temps. S’il est une ontologie à découvrir elle sera méditerranéenne puisque, comme la mer, la fleur de l’être est fluide, agitée par le vent, sise entre deux terres, profonde et réflexive. Écoutons donc ce prodigieux monologue -on n’ose parler ici de dialogue tant la parole du photographe et celle du monde sont semblables-, car Julie Ganzin parle la langue des arbres, celle du ciel et de l’eau, sans interprète. Dans ses photos quelque chose nous attend que nous devons rejoindre pour nous mieux comprendre, pour nous rencontrer peut-être.

Si nous sommes de plus en plus étrangers au monde, Didier Ben Loulou et Julie Ganzin, eux, ne le sont pas. Si nous errons à travers les signes, ils nous reconduisent au Sens. Si nous nous exilons, ils nous rapatrient. Car ils sont tous deux, de part et d’autre de la Méditerranée, les témoins vigilants de notre présence et de ses attaches, fragiles, douloureuses, dans des visages qui forment parfois des paysages ou des paysages qui s’ouvrent au jour comme des visages.