Category: Expositions

Parigorama

Parigorama

janvier 2007 – Institut Français d’Athènes
Cabine photomaton de l’Institut français d’Athènes
Parisgorama : une invention qui vous mettra en boîte
Mercredi 17 janvier Athènes découvrait pour la première fois, à l’occasion du Centenaire de l’Institut Français d’Athènes, « Parisgorama ».

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Cette « Parisgorama » est une cabine photomaton créée pour les 100 ans de l’Institut, par Alekos Fassianos et Caroline Fourgeaud-Laville. Cette machine infernale délivre, à la place des photos d’identités ordinaires, de véritables chefs-d’oeuvre !

 

 

 

 

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Chacun peut désormais entrer dans une image de Fassianos et emporter avec soi une petite photo-souvenir aux slogans évocateurs :

« L’IFA fête ses 100 ans ? Vous ne les faites vraiment pas ! »

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« Grâce à l’IFA vous êtes aussi beau qu’un Fassianos ! »

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Rencontres

2005 – MAHJ – Paris
photographies de Didier Ben Loulou
accompagnées d’entretiens réalisés par Caroline Fourgeaud-Laville

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L’exposition « Rencontres » est constituée de portraits photographiques accompagnés de propos lapidaires, souvent déconcertants, d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, de tous âges, de toutes catégories sociales, appartenant à la communauté juive parisienne. Ce projet qui fut réalisé, au hasard des rencontres, en 2005, s’inscrit dans le parcours des collections permanentes du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, instaurant un dialogue inattendu, mais très enrichissant, avec le passé.

« Ce travail a d’abord été pour moi l’occasion d’une suite de rencontres. De Belleville à Saint-Germain des près, de Sarcelles à Créteil, jeunes et vieux, ashkénazes et séfarades, ces français résidant dans la région parisienne constituent une mosaïque contrastée, parfois surprenante dans sa diversité, de l’identité juive contemporaine. Que veut dire « être juif aujourd’hui en France » ? Je n’ai pas tenté de répondre à cette question mais d’être au plus près de ces visages croisés, ou de faire entendre, à travers les quelques mots que nous avons échangés, ou les conversations que nous avons eues, leurs voix si singulières. »

Annie Goldmann

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Être juive pour moi c’est faire partie d’une histoire. Que sont les valeurs fondamentales du judaïsme ? Le judaïsme est une éthique, une recherche de la justice, et j’ai trouvé que c’était en cohérence avec les grandes valeurs de la révolution française, celle des lumières. En tant que femme, juive, héritière des Lumières, je n’accepte pas le monde tel qu’il est, avec ses injustices, ses frustrations. Ce qui m’inquiète aujourd’hui c’est qu’on vit une sorte de déclin en France, au niveau des élites, un manque d’imagination. Mais ma petite-fille s’appelle Goldmann et si un jour on lui dit “Sale juive”, elle ne comprendra rien, elle ne saura pas réagir. Ça fait partie du déclin. Le deuxième prénom de ma petite-fille est Sarah, elle a huit ans. J’espère vivre assez longtemps pour lui transmettre quelque chose. Je suis femme avant d’être juive. Car c’est ce qu’on voit de moi en premier. Et si on m’attaque et si j’ai eu à lutter dans cette société c’est d’abord comme femme.

rencontres_003René Taïeb
Entre juifs et arabes on est ensemble, y a pas de problème, on fait l’apéritif avec eux, on tape le carton. L’antisémitisme, oui, il y en a surtout aux informations, à la radio, à la télévision.

 

 

 

 

Albert Dichy Je suis né en 52 dans le quartier juif de Beyrouth. J’ai été à l’école à l’Alliance puis chez les Pères rencontres_001jésuites. Je suis le produit d’une grande salade méditerranéenne. Le Liban était un pays où le caractère hétérogène laissait un espace de liberté pour les minorités. Les pays arabes ont un art de la vie dont on garde toujours la nostalgie, y compris en Israël. D’ailleurs c’est une des raisons pour lesquelles je vis aujourd’hui à Bastille, c’est le cœur et le recueil de plusieurs quartiers, ça rappelle plus Beyrouth que le Marais ! Je suis arrivé en France en 75 à cause de la guerre, et ce fut un immense bonheur, je me disais : Sartre ouvre sa fenêtre en même temps que toi, Malraux est vivant ! C’est d’ailleurs par Blanchot que je me suis réintéressé au judaïsme : avant ça me paraissait de vieilles choses fossilisées bonnes pour mes parents ! Moi j’ai appris l’hébreu sans que jamais aucun professeur ne pense à me dire que ça avait un sens et que je n’étais pas en train de prononcer des paroles de vaudou africain ou des formules cabalistiques ! C’est Blanchot qui, après-guerre, a pris la défense du judaïsme. C’était sa façon à lui de « réparer » par un travail de réflexion sur les auteurs juifs comme Jabès et Lévinas. J’ai commencé à voir que la pensée juive pouvait être vivante et forte. C’est cette génération qui a ramené la pensée juive dans la pensée générale.

J’ai fait un livre sur Jean Genet. Je l’avais rencontré en 72 à Beyrouth, j’étais alors militant dans différents partis. Un jour un ami m’a dit « il y a une réunion avec un écrivain français ». A cette époque je connaissais son nom mais je n’avais rien lu de lui, j’ai immédiatement acheté Les nègres et j’ai été ébloui par la langue. J’ai vu Genet arriver entre deux grands malabars palestiniens laissant leurs armes à l’entrée. On a pris un café après la conférence et il m’a dit « Mais alors, dites-moi, vous êtes chrétien ou musulman ? » « Je suis juif » « Vous êtes juif ? Mais alors on ne peut plus faire confiance à personne dans ce pays ! Qu’est-ce que vous faites là alors que vous avez un si beau pays en face avec des soldats ? ». Il était déconcerté, il ne pouvait pas considérer qu’un juif pouvait être avec les palestiniens. Il s’est mis à rire, évidemment. Son œuvre m’a appris une chose : à ne jamais séparer les exclusions les unes des autres, cela vaut pour le judaïsme. Je me défends de penser uniquement en tant que juif. J’ai une identité multiple mais pas fragmentée.

Louisette Kahane

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Je suis née en France, mes parents venaient de Pologne. J’ai vécu dans un milieu yiddish et communiste. Nous sommes restés à Paris jusqu’en juin 42 car on a dû porter l’étoile jaune. Je me souviens qu’on se retournait sur moi dans la rue, tout le monde me regardait, ça m’amusait. En fait mon père me l’avait fait mettre un jour avant que ce ne soit obligatoire, pour bien montrer qu’on n’avait pas à se cacher, qu’on devait même être fier. Ce fut une des grandes leçons de mon père, sans sermon, sans parole. Mes parents étaient communistes donc plus lucides que la moyenne des gens… Il y a beaucoup de gens à la recherche de leur identité juive, mais moi j’ai toujours eu la langue et la culture yiddish, c’est un judaïsme sans pratique, sans croyance.

Fluxus, c’est gratuit

08 octobre – 04 novembre 2007 – Musée Bénaki – Athènes
« Fluxus, c’est gratuit »

Commissariat d’exposition :
Ben Vautier : Artiste
Caroline Fourgeaud-Laville : Attachée culturelle
Nicolas Feuillie : Auteur de Fluxus dixit, Presses du réel, 2002.

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PRESENTATION DE L’EXPOSITION

« Fluxus, c’est gratuit » est une exposition, certes, mais plus encore un événement. Cet événement c’est le Centenaire de l’Institut Français d’Athènes.

Il est peu de pays dans le monde qui puisse se féliciter d’avoir nourri une telle relation sur de si longues années. Or la France et la Grèce sont de ces frères de route que les difficultés rendent toujours plus solidaires. L’Institut, les Athéniens le savent bien, a traversé avec bravoure les tumultes de l’Histoire et fut pour beaucoup d’intellectuels, d’artistes et d’étudiants, un refuge dans les heures pénibles. Voilà pourquoi nous avons souhaité associer à cette célébration, Fluxus, mouvement issu des contestations des années 60, transgressif, souvent révolutionnaire, résistant, à sa manière, contre toutes les formes d’oppression.

Le mouvement Fluxus, comme le révèle sa racine latine flux, circula comme un torrent en faisant grand bruit au passage des obstacles. En Europe comme en Amérique, et dès les années 70 en Grèce, il suscita de vivifiants mélanges entre les arts : musique, théâtre, arts plastiques, littérature, architecture… faisant sauter les clivages, renonçant aux étiquetages rapides et arbitraires, revendiquant la liberté dans l’union : vaste programme qui devait trouver de nombreux émules en Grèce ! Citons les musiciens Grigoris Semitokolos et Giannis Christou qui donnèrent une impulsion nouvelle au dialogue entre les arts, à leur démocratisation et enfin à l’implication du public au travers de happenings et d’installations plastiques. Peintres, poètes, scientifiques, compositeurs se retrouvèrent également autour de Yannis Xenakis et de Stephanos Vasiliadis dans le cadre du Centre de Création de Musique Contemporaine créé en 1985.

On assiste aujourd’hui encore à une véritable résurgence de Fluxus : art video, art cinétique, art optico-cinétique, art numérique, Net.art, mail art ont tous puisé leur source auprès de ces merveilleux « ancêtres » des années 60. Dans cette évolution Fluxus a joué en effet un rôle déterminant. Dick Higgins, un artiste et écrivain du mouvement, amena le terme d’ « intermedia » pour parler de pratiques artistiques se situant entre les supports traditionnels. Explorant en effet les interstices entre l’art et la vie, Fluxus s’est installé entre musique et art, entre théâtre et vie, entre artisanat et industrie, entre objet unique et multiple : il y a des timbres Fluxus, des tampons, des dés, des vêtements, il y a eu une messe Fluxus, une coopérative, des projets pour l’établissement d’une île Fluxus (dans les Cyclades peut-être ?)… De Fluxus, mouvement international, parlant toutes les langues, sont issus Nam June Paik, inventeur de l’art vidéo, Robert Filliou, créateur de la « République géniale », du principe d’équivalence entre « Bien fait, mal fait et pas fait », Joseph Beuys déclarant « tout homme est un artiste », Ben enfin, investissant sans relâche tous les supports en quête d’apports artistiques inédits.

Remettant radicalement en cause l’art, Fluxus l’a par là même radicalement renouvelé, livrant toujours son combat avec humour et un très grand sens de la dérision. L’art contemporain est une fête, Fluxus le prouve à chaque fois. Des années 70 à nos jours le flux de ce mouvement provocateur à traversé tous les arts et inspiré la France comme la Grèce, revendiquant le droit à la « gratuité » dans un monde dominé par les échanges économiques. Préférant de loin troquer des devises contre des aphorismes, ces artistes avant-gardistes, sont de lumineux apôtres d’une église sans chapelle, d’un mouvement sans maître.

L’Institut Français d’Athènes a donc choisi l’art contemporain pour fêter ses 100 ans au Musée Bénaki. Car, au-delà des commémorations nécessaires il appartient d’inscrire l’histoire prestigieuse de l’Institut dans de grandes manifestations artistiques portées par des artistes d’aujourd’hui. « Rendre l’art accessible à tous en le rapprochant » n’est pas seulement la formule sacrée de ce mouvement populaire et généreux, c’est aussi un principe que nous adoptons volontiers dans notre travail au quotidien, à l’Institut, et que nous faisons nôtre ici tout particulièrement.

Caroline Fourgeaud-Laville

VISITE DES SALLES

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1. Manifeste Fluxus de Maciunas : écrit en 1966, texte fondamental du mouvement exposant tout ce qui différencie Fluxus du « grand » art. le problème de Fluxus c’est que ce n’est pas un mouvement constitué. Personne n’a jamais signé de manifeste. Celui-ci a été signé par Maciunas et n’engage que lui. Fluxus n’existe pas en 58, il ne naît vraiment qu’à partir de 62 avec la série de concerts Fluxus qui voient le jour en Allemagne, et se poursuivent en Europe. Avant cela Maciunas qui vivait à New York, rencontra Yoko Ono et La Monte Young qui l’initièrent au monde de l’avant-garde ; comme il possédait une galerie, la galerie « AG », il offrit à La Monte Young la possibilité d’organiser des soirées où l’on pouvait assister à de la musique-action, de la musique électronique, du cinéma, de la poésie… Ces soirées faisaient suite à celles que Yoko Ono avaient organisées dans son propre atelier peu auparavant. Ces soirées faisaient une large place à l’avant-garde artistique, ouvertes à toutes les expressions, de la musique vers l’action, la poésie, de la poésie vers la musique, vers le théâtre, etc. Le hasard, la participation éventuelle du public, l’improvisation, l’environnement quotidien (gestes, objets…) jouaient aussi leur rôle, et l’idée même d’abolition des frontières artistiques était très importante… Lorsqu’un éditeur californien proposa à La Monte Young de préparer un numéro spécial sur le bouillonnement artistique des années 60, celui-ci s’acquitta de sa tâche ; mais le projet fut abandonné, Maciunas reprit alors le matériel pour réaliser une anthologie Fluxus avant l’heure, intitulée tout simplement « An Anthology », brochure qui marque le début de l’engagement de Maciunas dans ce qui allait devenir « Fluxus ». Après 61, Maciunas étant criblé de dettes (les derniers concerts Fluxus organisés chez lui se font sans électricité), il décide de quitter les Etats-Unis pour l’Allemagne, où Nam June Paik se propose de le recevoir. Maciunas y travaillera comme graphiste d’un journal de l’armée américaine. Il rencontre beaucoup d’artistes : Nam June Paik, Ben Patterson, Vostell, Stockhausen qui organisent des cours et des conférences. Stockhausen est un homme rigoureux et difficile alors que Cage est très ouvert, « zen », il inspirera davantage les membres de Fluxus. C’est ici que commencent les concerts de Wiesbaden. Maciunas obtient en effet une salle du musée de Wiesbaden pour jouer pendant un mois tous les week-end des concerts Fluxus. Puis ces concerts s’exportèrent à Paris, Londres, Amsterdam, Copenhague, Düsseldorf, enfin à Nice où Ben accueillera le Festival Fluxus en 1963. Lors de ces concerts, il y avait des pièces de tous les artistes, de nature très différentes. Il y en avait de très longues qui pouvaient durer des heures, et de très courtes, moins d’une minute. Or Maciunas a principalement souhaité valoriser les pièces courtes de quelques minutes, plus accessibles au public, en les orientant vers plus de drôlerie et de comique. C’est une vision qui peut paraître, aux yeux de certains, quelque peu réductrice de l’esprit Fluxus, mais c’est elle qui aujourd’hui encore est défendue par Ben, elle est aussi la plus populaire. Ben préfère le court et le drôle parce qu’il en connaît très bien les vertus pédagogiques.. En 1964 le groupe a éclaté. Maciunas voulait tout diriger d’une main de fer, rêvant de piloter un collectif d’artistes, il proposa que chaque artiste abandonne sa signature, son copyright, pour venir s’abriter derrière le seul sigle de Fluxus. Or très vite les personnalités les plus fortes et les plus abouties ont préféré voler de leurs propres ailes : Nam Jun Paik, Dick Higgins sont les premiers à trahir cet idéologie. Maciunas était en effet très marqué par Henry Flynt, mathématicien, philosophe et artiste Fluxus, mobilisé par la pensée communiste et qui voulait l’appliquer à l’art. Sous son influence, Maciunas voulait donner un tournant révolutionnaire à Fluxus, provoquer des manifestations violentes, et monter des concerts Fluxus en URSS, le long du transsibérien. Il va même jusqu’à écrire Khroutchev en ce sens. C’est à ce moment-là que les artistes ont commencé à s’éloigner. Maciunas a réagi en publiant, d’une manière obsessionnelle, des listes arborescentes d’adhérents sans demander par ailleurs leur avis aux artistes cités ! Certains se trouvaient alors inscrits dans Fluxus, ce fut le cas de Ligeti, ou se retrouvaient exclus sans en être informés. Maciunas ajoutait ou retranchait des noms compulsivement dans le simple but de s’ériger comme leader d’un immense groupe aux membres toujours plus prestigieux ! En 1963 Maciunas revient à New York et décide d’asseoir Fluxus en créant une structure sur Canal Street : le Fluxus Hall et le Fluxus Shop. Il fait jouer Dick Higgins, Alison Knowles, Emmett Williams et George Brecht. Ben vient passer un mois à New York car les deux hommes avaient sympathisé : c’est d’ailleurs curieux, parce qu’il ne faut pas oublier que l’ego était proscrit par l’idéologue Maciunas, un ego dont Ben a fait sa marque. cela prouve combien Fluxus a toujours été pétri de contradictions. En 1964 Yoko Ono rentre au Japon, Paik s’y installe aussi. Higgins quitte aussi le groupe. La Monte Young poursuit son chemin vers la musique minimale. Malgré l’éclatement du mouvement, l’on peut donner un bilan positif de ces quelques années fondatrices car beaucoup de pratiques de l’art contemporain ont été inventées par ces artistes : art vidéo, art conceptuel, body art, livre d’artiste, boîte d’artiste… Fluxus a mis sa patte dans la plupart des nouvelles pratiques de l’art contemporain. Même l’art relationnel dont on parle aujourd’hui (prendre le thé ensemble), procède des idées Fluxus. Après 1964 Fluxus a surtout existé à travers la production de petites boîtes éditées par les artistes, par la création d’objets, plus que par la musique. Maciunas aimait le concret. La production d’objets Fluxus utilisait des produits industriels (boîtes en plastique…), mais elle était le plus souvent totalement artisanale. C’est Maciunas aidé quelquefois d’autres artistes qui fabriquait tout à la main. Fluxus s’est poursuivi au moins jusqu’à la mort de Maciunas en 1978. C’est ainsi que Maciunas a contribué à la naissance du quartier des artistes qu’est SoHo, qui était jusqu’alors un quartier de petite industrie, en permettant à de nombreux artistes d’y installer des ateliers, et il ne fut jamais en manque de grandes idées pour Fluxus : il organisa une messe Fluxus, un mariage Fluxus (le sien), projeta de créer des communautés d’artistes, une dans une ferme à la campagne, une sur une île qu’il voulait acquérir au cœur de l’archipel des îles Vierges britanniques.

2.

Eric Andersen « Performance area, do not enter » : l’impossible performance ! Musicien et compositeur, c’est en 1962 qu’il adhère à Fluxus lors du concert de Copenhague. Andersen explore avec humour ces espaces de liberté qui nous sont toujours refusés. C’est aussi sans doute la preuve que pour Fluxus un geste minimal confinant au non geste, à l’absence de manifestation est encore une performance : il peut ne rien se produire dans la zone de performance, son accès peut vous être refusé, c’est encore une performance. Ne pas entrer sacralise le lieu de cette action qui n’existe pas. Cela rejoint Cage et sa musique de silence

3.

Robin Page. Comme souvent, pas mal de personnes n’ont fait que passer dans le mouvement le temps d’un concert. C’est le cas de Robin Page qui a participé au concert de 1962 à Londres, au Festival of Misfits, où il s’était illustré en cassant une guitare. Il s’agit ici du reste sans doute d’une de ses performances érigée en œuvre d’art. Son titre de gloire est d’avoir cassé une guitare sur scène avant Jimmy Hendrix.

4.

Robert Filliou et son principe d’équivalence “bien fait, mal fait, pas fait”. Son oeuvre s’inscrit quant à elle délibérément dans le “mal fait” d’où l’utilisation du scotch. Il interroge l’origine de l’art par la génétique, l’archéologie, les planètes, en montrant que l’art se rattache à la création du monde. Il donna un jour une série de papiers déchirés dans un musée allemand pour une expo et il retrouva ses papiers reconstitués par les restaurateurs du musée : c’est l’œuvre qui est affichée ici. Il dénonce la sacralisation de l’art qui pousse les spécialistes à recueillir le moindre fragment d’une œuvre passée et à considérer, par excessive métonymie, qu’elle puisse être exposée comme un tout. Pour Filliou la poussière recueillie sur un tableau de Leonard n’est pas un Leonard ! Il faut en finir avec cette fétichisation extrême de l’œuvre et du nom qui lui est attaché.

5.

Giuseppe Chiari. La plupart des artistes Fluxus sont au départ musiciens, c’est le cas de Chiari. Beaucoup de Fluxus se sont retrouvés en Allemagne à une époque, au Festival de Darmstadt dans les années 50, où de nombreux musiciens d’avant-garde jouaient des pièces : Stockhausen, Cage… Dans un mouvement d’inversion les musiciens Fluxus prouvaient que tout pouvait faire musique en détournant notamment les instruments, en pervertissant les codes sacrés du concert classique. Ligeti lui-même avait créé une pièce pour métronomes : ce qui n’est qu’une utilité mais qui dirige autoritairement le rythme du jeu, un métronome, devient tout à coup la pièce exécutante, comme si le musicien avait repris le contrôle du concert, repris le pouvoir sur la règle castratrice. Beaucoup d’artistes Fluxus ont créé des slogans, celui de Chiari est “Art is easy”.

6.

Serge III (frère de Zoé Oldenbourg). Russe de Nice. Artiste radical. Il a joué à la roulette russe sur scène avec un vrai pistolet chargé. Lors d’un voyage à Prague avec Ben, ils ont voulu faire passer quelqu’un de l’autre côté de la frontière sans passeport. Serge III s’est fait arrêté et a dû faire un peu plus d’un an de prison en Tchécoslovaquie (66-67). Il s’est toujours vraiment engagé. Après sa sortie de prison il s’est mis à travailler sur les affiches de pubs ou de cinéma, en en détournant les codes.

7.

Wolf Vostell. Graphiste au départ. Il est à la limite de Fluxus. Il a commencé par décoller des affiches comme les artistes du Nouveau Réalisme, mais il a très vite étendu le principe de décollage au happening, en considérant que le corps lui-même en action était dans une action de décollage extrême, par la violence et la destruction. Il s’emploie à dévoiler la violence latente d’une société apparemment lisse. En 1960, à Paris, il avait lu dans les journaux qu’un avion s’était abîmé en mer après son décollage. Pour lui c’est le moment où la réalité dépasse la fiction, le moment où la violence surgit dans la réalité sans qu’on s’y attende. Les membres du groupes lui reprochaient son manque de modestie qui, doctrinairement, devrait l’éloigner de Fluxus. Maciunas, le pape de Fluxus, s’opposait à lui fréquemment sur ce point. Vostell était très dynamique, très inventif, il avait créé sa propre revue “décollage”, or Maciunas était moins habile que lui ! Vostell a participé aux concerts des années 62 et 63, et créé un musée Fluxus en Espagne, à Malpartida. En tant qu’Allemand son œuvre montre à quel point il est hanté par le passé nazi et la violence.

8.

Joseph Beuys. D’une certaine manière il est encore plus « limite » que Vostell. Il s’est imposé alors que son œuvre n’a pas grand chose à voir avec le groupe. Il est très expressionniste, il s’est créé sa propre mythologie, celle d’un aviateur allemand dont l’avion se serait écrasé pendant la seconde guerre mondiale en pleine Asie Centrale. Il prétend à partir de là avoir été secouru par des chamans et ramené par eux à la vie. Fourrure, graisse, sont ses matières fétiches, de même que l’énergie est son principal sujet : chaleur, feu…

9.

Ben Patterson. Au départ c’est un vrai musicien, un concertiste qui a joué dans de prestigieux orchestres, un virtuose de la contrebasse. Il vit aux Etats-Unis et il lui est interdit, parce qu’il est noir, de jouer dans des orchestres symphoniques. Il quitte donc les Etats-Unis pour s’installer au Canada où il deviendra concertiste pour le philharmonique d’Ottawa. Puis il part en Allemagne où il entre à l’orchestre de la 7ème armée américaine. Il souhaite très vite rencontrer Stockhausen à Cologne. La rencontre est décevante. Cage au contraire le bouleverse et il décide alors de composer lui-même des pièces. Il restera un certain temps en Allemagne. Il publie un ouvrage de ses compositions aujourd’hui introuvable (dont « paper piece » qui fut interprétée le soir du vernissage). En 1962 Il part à Paris et rencontre Filliou qui lui mettra une œuvre dans son chapeau ! Il a voulu faire une œuvre basée sur l’action avec une participation du public. Selon lui il faut hisser la musique jusqu’à la vie. La dimension comique de ses interprétations n’empêche pas l’ambition de son projet. Il a fait ainsi de « l’action » jusqu’en 63 puis il est rentré aux Etats-Unis. A l’époque la révolte des Blacks Panthers battait son plein, il a donc choisi de s’engager politiquement jusqu’en 80 où il recommence une pratique libre et personnelle de l’art et de la musique, en intégrant des revendications. Interrogations : peut-on parler de « culture noble » et de « culture pas noble », de grande ou de petite culture ?

10.

George Brecht. (table et boîte avec vignettes) Il est l’un des membres les plus importants du groupe, plus que Maciunas qui ne fut au fond qu’un « organisateur », un meneur. Il est chimiste au départ, et a même produit des brevets, a travaillé dans des laboratoires pharmaceutiques. Il s’est intéressé au hasard dans l’art en étudiant l’aléatoire chez Jackson Pollock, puis il a rencontré Cage et a suivi ses cours. Aux côtés de Cage il a approfondi la notion de hasard en art en la reliant à la physique des particules : le hasard est au cœur de la matière et tout s’organise autour de son incidence. Un jour il est rentré chez lui et s’est aperçu que le clignotant de sa voiture marchait tout seul, il a trouvé ça très beau et ce fut ce qu’il a baptisé ensuite « event ». il a donc composé de petites cartes avec des events à réaliser, même mentalement . Un event peut être infiniment simple : placer deux chaises face à face ; ou plus complexe : vous allez en voiture chez le garagiste, vous faites gonfler votre pneu jusqu’à ce qu’il éclate puis vous rentrez chez vous. En un mot, il s’agit vraiment d’appliquer les idées sans engager son ego. Avec Robert Filliou ce sont les plus stimulants du groupes, ce sont de véritables concepteurs. Brecht a mis ses « events » en boîtes : les « boîtes magiques de Brecht ». La réduction d’une idée ou d’une œuvre à une boîte, ou à une petite carte, est un classique du groupe qui pratique l’art du minimalisme avec une certaine science. Le rôle des petits objets dans l’expression du mouvement est capital. En 1962 il avait créé son Festival à New York « Yam » au mois de mai (anagramme). Il est le vrai cerveau du groupe et le détenteur incontesté de l’esprit Fluxus : anonymat , faire en sorte qu’un objet banal soit transformé en œuvre puis revienne dans le domaine de la vie sans qu’on puisse après coup déterminer son statut.

11.

Filliou. (vitrine centre) Il appartient à une lignée d’artistes qui, de Marcel Duchamp à Joseph Beuys et de Kurt Schwitters à John Cage, remet en cause les relations traditionnelles de l’art et du monde : « C’en est fini pour moi des objets-œuvres d’art. Ils ne sont plus pour moi que des pistes de décollage. » L’œuvre de Robert Filliou reste, de part en part, obsédée par l’idée de paix. En 1970, il réalise Commemor, proposant « aux pays qui songeraient à faire la guerre d’échanger leurs monuments aux morts avant et au lieu de se la faire ».Dans cette perspective, il a fondé « The Afro-Asiatic Combine » (dédié à la recherche sur l’influence de la pensée contemporaine africaine et asiatique sur la culture occidentale), la Biennale d’art de la paix à Hambourg et il a imaginé l’année des « 365 premiers avril » (1971). Au travers de ses images, mots, objets, actions, installations et autres « briquolages », Filliou envisage l’œuvre comme une langue universelle dont l’utopie consiste à abolir les frontières entre l’art et la vie. « L’art, remarque le créateur de la « République Géniale », est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. ». Il a participé à Fluxus pour la première fois en 1962, à Paris, avec Maciunas. Dans l’une des vitrines on voit un chapeau découpé : c’est une galerie d’art dans un chapeau ! Il jetait des photos d’œuvres d’art de tous ses amis dans le chapeau, de sorte qu’il devienne un « couvre chefs-d’œuvre ». A l’instar de ce qui est exposé ici, de nombreuse œuvres de Fluxus sont créées puis répétées à un petit nombre d’exemplaires, car les membres de Fluxus jouent sur la notion de reproductibilité de l’œuvre sans aucun complexe.

12.

Serge III. Il a fait des verres en négatifs (vitrine) mais aussi des armoires en négatif : il coulait du ciment dans une armoire puis il détruisait l’armoire pour libérer la forme pleine.

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Charles Dreyfus, joue sur les mots. Ses œuvres portent, gravées à l’or fin sur des objets utilitaires très communs, des formules à clefs, à déchiffrer comme des énigmes en forme de calembours. Il est le premier Français à avoir fait un travail universitaire sur Fluxus puis il a, en 1974, organisé une petite exposition au Musée d’art Moderne de la ville de Paris. Enfin il est allé à New York où il a rencontré Maciunas et les autres artistes Fluxus. Depuis il mène la double activité de critique et d’artiste.

14. Maciunas (mur de droite en entrant) Il peut être considéré comme le pape du mouvement. Il était graphiste. Il avait instauré la règle du 8-8-8 car il exigeait une discipline de chacun des membres du groupe : dans une journée on devait travailler 8 heures, dormir 8 heures et le reste du temps devait être consacré à une activité Fluxus. En tant que graphiste il a édité des journaux Fluxus qui ne se sont jamais vendus, il les composait en faisant des montages de documents qu’il trouvait à la bibliothèque de New York et qu’il détournait. Il a ouvert un magasin fluxus (Fluxus shop) et une salle de spectacle Fluxus, mais les affaires ont toujours très mal tourné. Il s’est mis à utiliser les œuvres des autres et à les réduire en boîte : La Monte Young avait inventé une pièce qui consistait à faire du feu en public. Maciunas a mis des allumettes dans une de ses boîtes en plastique et a collé dessus l’étiquette suivante : « pièce de La Monte Young » qu’il vendait dans son magasin de Canal Street à New York (c’est un exemple de la fameuse circulation des œuvres dans le groupe).

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Ben signe tout et c’est ainsi qu’il se réapproprie le monde, en le phagocytant…

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Horloge de Charles Dreyfus : le temps s’affole !

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Portrait de John Cage (mur de droite avant d’entrer dans la deuxième salle) On peut dire que Fluxus a commencé en Allemagne à la fin des années 50, autour de Darmstadt, puis le mouvement a émigré aux Etats-Unis en 60, la création du quartier de Soho n’en est que la plus vive expression. On peut également dire que l’acte de naissance du mouvement est largement entre les mains de John Cage et sur ses partitions alors même qu’il se tiendra toujours à l’écart du groupe, Maciunas assumant seul la tâche de dictateur. Cage disait que ce qu’il préférait dans un concert c’était le moment où les musiciens accordaient leurs instruments car alors le public n’était qu’attentif aux sons pas aux geste où à la mise en scène du concert.

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A gauche en entrant le coin de Ben : il met l’art en boîte lui aussi mais avec une exubérance qui en ferait presque un dissident s’il n’avait été considéré comme le relais « conventionné » de Fluxus en France par Maciunas. Ses valises ne sont pas sans rappeler les valises de Duchamp, elles participent du même principe : un rêve d’art total sans doute, que l’on pourrait circonscrire, dominer, mais qui, d’être ainsi dominé, est ridiculisé : toute l’histoire de l’art pourrait être réduite à un petit bagage !

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Henry Flynt. (deuxième salle, mur de gauche) N’est pas vraiment un artiste, c’est un mathématicien passionné de logique. Radical, il a beaucoup inspiré le manifeste de Maciunas. Il prônait la mort de l’art, il voulait brûler les musées et tout ce qui représentait à ses yeux la culture « sérieuse ». Ils ont manifesté Maciunas et lui pour la fermeture du MOMA. Il détruisit d’abord ses propres œuvres !

20.

Piano de La Monte Young. La Monte Young fut très marqué par Cage. Il voulait étendre le domaine du sonore à sa limite : il a fait voler un papillon sur scène en guise de pièce musicale (un papillon fait du bruit en volant, tout ce que nous voyons émet un son !). La Monte Young a passé son enfance dans une ferme de l’Idaho, il raconte qu’il entendait la nuit le vent passer entre les planches de la cabane où il dormait. Ici c’est un piano auquel il faut donner du foin et de l’eau, et la pièce ne finit qu’une fois que le piano a tout avalé. La Monte Young voulait ainsi créer la pièce la plus longue de Fluxus. Et en effet c’est une pièce qui n’a jamais fini ! Il est à noter que les œuvres des artistes Fluxus peuvent être refaites par d’autres, ici le piano est signé La Monte Young mais il a été exécuté par Ben. Cela rejoint les principes de Filliou pré-cités.

21.

Dick Higgins : (4 tableaux mur de gauche) tirer avec une carabine sur une partition créé des notes aléatoire que l’artiste doit « exécuter » ! Les artistes Fluxus ont souvent manipulé la musique et ses instruments jusqu’au martyre… Higgins a créé les éditions « Something else press », car Maciunas mettait trop de temps et trop peu de moyens dans les siennes. Ce fut vécu par Maciunas comme une véritable trahison. Higgins a publié beaucoup d’artistes jusqu’en 1974 (Claes Oldenburg entre autres).

22.

« Fesses » photo extraites du fluxus-film de Yoko Ono. Avant d’être la femme de qui vous savez, elle fut une des premières à participer à des happenings avec son premier mari compositeur. Elle a filmé ici des fesses qui marchent. Ce film, interdit aux mois de 18 ans et presque abstrait, est visible sur u-tube http://fr.youtube.com/ (Cherchez « fluxfilm »). Maciunas a réalisé des Fluxfilms, qui en général ne durent que quelques minutes, avec de nombreux artistes. Il y en a de Brecht, Watts, Yoko Ono, Vostell, Paik…

23. George Brecht 1964 « Polir un violon » (photos mur face). C’est un grand classique de Fluxus, la pièce se joue en astiquant aussi soigneusement que possible un violon.

24.

George Brecht « Drip music » : verser de l’eau dans des récipients, ne serait-ce pas là une symphonie moderne ?

25. Nam June Paik : créateur de robots. Il a été « excommunié » par Maciunas car il a connu le succès et fut exposé seul dans des galeries et des musées. (même chose pour Yoko Ono). Or Fluxus est d’abord un art collectif. L’ironie veut qu’on ne connaisse Fluxus que par ceux qui se sont fait un nom ! C’est le cas de Paik, de Beuys ou de Ben.

26.

Images de Brecht et Higgins à la New School of Social Research avec John Cage : première rencontre de membres de Fluxus.

27.

Tomas Schmit (mur de droite, bouteilles de lait). Il était assez jeune au début du mouvement. Il a créé cette pièce « Zyklus », le cycle , qui rejoint l’une des grandes obsessions des membres de Fluxus : l’origine, la création permanente. Il est à noter que de nombreuses œuvres du mouvement portent ce même titre. Un jour le jeune Thomas n’avais pas assez d’argent pour se payer l’avion et rejoindre le groupe pour un concert, il demanda à Maciunas de l’aider qui refusa sous prétexte qu’il n’avait qu’à gagner de l’argent. Selon Maciunas un artiste devait travailler et être « utile » à la société !

28.

Robert Watts travaillait dans l’édition comme Maciunas, il a aussi joué avec les images.

29.

Un grand classique de Nam June Paik : bouddha et télé, dénonçant la prédominance de l’image sur le monde, cette nouvelle religion devant laquelle un bouddha même vient se recueillir. La télé n’étant pour Paik qu’une grande caisse vide. Le coréen Nam June Paik était évidemment sensible à l’écart entre tradition et modernité…

30.

Alison Knowles était la femme de Higgins. Graphiste elle aussi, elle a beaucoup travaillé sur les impressions, les textiles et développé une œuvre très personnelle.

31.

Le piano à clous de Maciunas, intitulé « Carpenter piece », pièce pour Charpentier, (cloué et peint lors d’une performance) est accompagné d’un event de George Brecht qui consiste à apporter un vase et à le poser sur un piano.

lus solidaires. L’Institut, les Athéniens le savent bien, a traversé avec bravoure les tumultes de l’Histoire et fut pour beaucoup d’intellectuels, d’artistes et d’étudiants, un refuge dans les heures pénibles. Voilà pourquoi nous avons souhaité associer à cette célébration, Fluxus, mouvement issu des contestations des années 60, transgressif, souvent révolutionnaire, résistant, à sa manière, contre toutes les formes d’oppression.

Le mouvement Fluxus, comme le révèle sa racine latine flux, circula comme un torrent en faisant grand bruit au passage des obstacles. En Europe comme en Amérique, et dès les années 70 en Grèce, il suscita de vivifiants mélanges entre les arts : musique, théâtre, arts plastiques, littérature, architecture… faisant sauter les clivages, renonçant aux étiquetages rapides et arbitraires, revendiquant la liberté dans l’union : vaste programme qui devait trouver de nombreux émules en Grèce ! Citons les musiciens Grigoris Semitokolos et Giannis Christou qui donnèrent une impulsion nouvelle au dialogue entre les arts, à leur démocratisation et enfin à l’implication du public au travers de happenings et d’installations plastiques. Peintres, poètes, scientifiques, compositeurs se retrouvèrent également autour de Yannis Xenakis et de Stephanos Vasiliadis dans le cadre du Centre de Création de Musique Contemporaine créé en 1985.

On assiste aujourd’hui encore à une véritable résurgence de Fluxus : art video, art cinétique, art optico-cinétique, art numérique, Net.art, mail art ont tous puisé leur source auprès de ces merveilleux « ancêtres » des années 60. Dans cette évolution Fluxus a joué en effet un rôle déterminant. Dick Higgins, un artiste et écrivain du mouvement, amena le terme d’ « intermedia » pour parler de pratiques artistiques se situant entre les supports traditionnels. Explorant en effet les interstices entre l’art et la vie, Fluxus s’est installé entre musique et art, entre théâtre et vie, entre artisanat et industrie, entre objet unique et multiple : il y a des timbres Fluxus, des tampons, des dés, des vêtements, il y a eu une messe Fluxus, une coopérative, des projets pour l’établissement d’une île Fluxus (dans les Cyclades peut-être ?)… De Fluxus, mouvement international, parlant toutes les langues, sont issus Nam June Paik, inventeur de l’art vidéo, Robert Filliou, créateur de la « République géniale », du principe d’équivalence entre « Bien fait, mal fait et pas fait », Joseph Beuys déclarant « tout homme est un artiste », Ben enfin, investissant sans relâche tous les supports en quête d’apports artistiques inédits.

Remettant radicalement en cause l’art, Fluxus l’a par là même radicalement renouvelé, livrant toujours son combat avec humour et un très grand sens de la dérision. L’art contemporain est une fête, Fluxus le prouve à chaque fois. Des années 70 à nos jours le flux de ce mouvement provocateur à traversé tous les arts et inspiré la France comme la Grèce, revendiquant le droit à la « gratuité » dans un monde dominé par les échanges économiques. Préférant de loin troquer des devises contre des aphorismes, ces artistes avant-gardistes, sont de lumineux apôtres d’une église sans chapelle, d’un mouvement sans maître.

L’Institut Français d’Athènes a donc choisi l’art contemporain pour fêter ses 100 ans au Musée Bénaki. Car, au-delà des commémorations nécessaires il appartient d’inscrire l’histoire prestigieuse de l’Institut dans de grandes manifestations artistiques portées par des artistes d’aujourd’hui. « Rendre l’art accessible à tous en le rapprochant » n’est pas seulement la formule sacrée de ce mouvement populaire et généreux, c’est aussi un principe que nous adoptons volontiers dans notre travail au quotidien, à l’Institut, et que nous faisons nôtre ici tout particulièrement.

Caroline Fourgeaud-Laville

VISITE DES SALLES

SALLE 1

1. Manifeste Fluxus de Maciunas : écrit en 1966, texte fondamental du mouvement exposant tout ce qui différencie Fluxus du « grand » art. le problème de Fluxus c’est que ce n’est pas un mouvement constitué. Personne n’a jamais signé de manifeste. Celui-ci a été signé par Maciunas et n’engage que lui. Fluxus n’existe pas en 58, il ne naît vraiment qu’à partir de 62 avec la série de concerts Fluxus qui voient le jour en Allemagne, et se poursuivent en Europe. Avant cela Maciunas qui vivait à New York, rencontra Yoko Ono et La Monte Young qui l’initièrent au monde de l’avant-garde ; comme il possédait une galerie, la galerie « AG », il offrit à La Monte Young la possibilité d’organiser des soirées où l’on pouvait assister à de la musique-action, de la musique électronique, du cinéma, de la poésie… Ces soirées faisaient suite à celles que Yoko Ono avaient organisées dans son propre atelier peu auparavant. Ces soirées faisaient une large place à l’avant-garde artistique, ouvertes à toutes les expressions, de la musique vers l’action, la poésie, de la poésie vers la musique, vers le théâtre, etc. Le hasard, la participation éventuelle du public, l’improvisation, l’environnement quotidien (gestes, objets…) jouaient aussi leur rôle, et l’idée même d’abolition des frontières artistiques était très importante… Lorsqu’un éditeur californien proposa à La Monte Young de préparer un numéro spécial sur le bouillonnement artistique des années 60, celui-ci s’acquitta de sa tâche ; mais le projet fut abandonné, Maciunas reprit alors le matériel pour réaliser une anthologie Fluxus avant l’heure, intitulée tout simplement « An Anthology », brochure qui marque le début de l’engagement de Maciunas dans ce qui allait devenir « Fluxus ». Après 61, Maciunas étant criblé de dettes (les derniers concerts Fluxus organisés chez lui se font sans électricité), il décide de quitter les Etats-Unis pour l’Allemagne, où Nam June Paik se propose de le recevoir. Maciunas y travaillera comme graphiste d’un journal de l’armée américaine. Il rencontre beaucoup d’artistes : Nam June Paik, Ben Patterson, Vostell, Stockhausen qui organisent des cours et des conférences. Stockhausen est un homme rigoureux et difficile alors que Cage est très ouvert, « zen », il inspirera davantage les membres de Fluxus. C’est ici que commencent les concerts de Wiesbaden. Maciunas obtient en effet une salle du musée de Wiesbaden pour jouer pendant un mois tous les week-end des concerts Fluxus. Puis ces concerts s’exportèrent à Paris, Londres, Amsterdam, Copenhague, Düsseldorf, enfin à Nice où Ben accueillera le Festival Fluxus en 1963. Lors de ces concerts, il y avait des pièces de tous les artistes, de nature très différentes. Il y en avait de très longues qui pouvaient durer des heures, et de très courtes, moins d’une minute. Or Maciunas a principalement souhaité valoriser les pièces courtes de quelques minutes, plus accessibles au public, en les orientant vers plus de drôlerie et de comique. C’est une vision qui peut paraître, aux yeux de certains, quelque peu réductrice de l’esprit Fluxus, mais c’est elle qui aujourd’hui encore est défendue par Ben, elle est aussi la plus populaire. Ben préfère le court et le drôle parce qu’il en connaît très bien les vertus pédagogiques.. En 1964 le groupe a éclaté. Maciunas voulait tout diriger d’une main de fer, rêvant de piloter un collectif d’artistes, il proposa que chaque artiste abandonne sa signature, son copyright, pour venir s’abriter derrière le seul sigle de Fluxus. Or très vite les personnalités les plus fortes et les plus abouties ont préféré voler de leurs propres ailes : Nam Jun Paik, Dick Higgins sont les premiers à trahir cet idéologie. Maciunas était en effet très marqué par Henry Flynt, mathématicien, philosophe et artiste Fluxus, mobilisé par la pensée communiste et qui voulait l’appliquer à l’art. Sous son influence, Maciunas voulait donner un tournant révolutionnaire à Fluxus, provoquer des manifestations violentes, et monter des concerts Fluxus en URSS, le long du transsibérien. Il va même jusqu’à écrire Khroutchev en ce sens. C’est à ce moment-là que les artistes ont commencé à s’éloigner. Maciunas a réagi en publiant, d’une manière obsessionnelle, des listes arborescentes d’adhérents sans demander par ailleurs leur avis aux artistes cités ! Certains se trouvaient alors inscrits dans Fluxus, ce fut le cas de Ligeti, ou se retrouvaient exclus sans en être informés. Maciunas ajoutait ou retranchait des noms compulsivement dans le simple but de s’ériger comme leader d’un immense groupe aux membres toujours plus prestigieux ! En 1963 Maciunas revient à New York et décide d’asseoir Fluxus en créant une structure sur Canal Street : le Fluxus Hall et le Fluxus Shop. Il fait jouer Dick Higgins, Alison Knowles, Emmett Williams et George Brecht. Ben vient passer un mois à New York car les deux hommes avaient sympathisé : c’est d’ailleurs curieux, parce qu’il ne faut pas oublier que l’ego était proscrit par l’idéologue Maciunas, un ego dont Ben a fait sa marque. cela prouve combien Fluxus a toujours été pétri de contradictions. En 1964 Yoko Ono rentre au Japon, Paik s’y installe aussi. Higgins quitte aussi le groupe. La Monte Young poursuit son chemin vers la musique minimale. Malgré l’éclatement du mouvement, l’on peut donner un bilan positif de ces quelques années fondatrices car beaucoup de pratiques de l’art contemporain ont été inventées par ces artistes : art vidéo, art conceptuel, body art, livre d’artiste, boîte d’artiste… Fluxus a mis sa patte dans la plupart des nouvelles pratiques de l’art contemporain. Même l’art relationnel dont on parle aujourd’hui (prendre le thé ensemble), procède des idées Fluxus. Après 1964 Fluxus a surtout existé à travers la production de petites boîtes éditées par les artistes, par la création d’objets, plus que par la musique. Maciunas aimait le concret. La production d’objets Fluxus utilisait des produits industriels (boîtes en plastique…), mais elle était le plus souvent totalement artisanale. C’est Maciunas aidé quelquefois d’autres artistes qui fabriquait tout à la main. Fluxus s’est poursuivi au moins jusqu’à la mort de Maciunas en 1978. C’est ainsi que Maciunas a contribué à la naissance du quartier des artistes qu’est SoHo, qui était jusqu’alors un quartier de petite industrie, en permettant à de nombreux artistes d’y installer des ateliers, et il ne fut jamais en manque de grandes idées pour Fluxus : il organisa une messe Fluxus, un mariage Fluxus (le sien), projeta de créer des communautés d’artistes, une dans une ferme à la campagne, une sur une île qu’il voulait acquérir au cœur de l’archipel des îles Vierges britanniques.

2.

Eric Andersen « Performance area, do not enter » : l’impossible performance ! Musicien et compositeur, c’est en 1962 qu’il adhère à Fluxus lors du concert de Copenhague. Andersen explore avec humour ces espaces de liberté qui nous sont toujours refusés. C’est aussi sans doute la preuve que pour Fluxus un geste minimal confinant au non geste, à l’absence de manifestation est encore une performance : il peut ne rien se produire dans la zone de performance, son accès peut vous être refusé, c’est encore une performance. Ne pas entrer sacralise le lieu de cette action qui n’existe pas. Cela rejoint Cage et sa musique de silence

3.

Robin Page. Comme souvent, pas mal de personnes n’ont fait que passer dans le mouvement le temps d’un concert. C’est le cas de Robin Page qui a participé au concert de 1962 à Londres, au Festival of Misfits, où il s’était illustré en cassant une guitare. Il s’agit ici du reste sans doute d’une de ses performances érigée en œuvre d’art. Son titre de gloire est d’avoir cassé une guitare sur scène avant Jimmy Hendrix.

4.

Robert Filliou et son principe d’équivalence “bien fait, mal fait, pas fait”. Son oeuvre s’inscrit quant à elle délibérément dans le “mal fait” d’où l’utilisation du scotch. Il interroge l’origine de l’art par la génétique, l’archéologie, les planètes, en montrant que l’art se rattache à la création du monde. Il donna un jour une série de papiers déchirés dans un musée allemand pour une expo et il retrouva ses papiers reconstitués par les restaurateurs du musée : c’est l’œuvre qui est affichée ici. Il dénonce la sacralisation de l’art qui pousse les spécialistes à recueillir le moindre fragment d’une œuvre passée et à considérer, par excessive métonymie, qu’elle puisse être exposée comme un tout. Pour Filliou la poussière recueillie sur un tableau de Leonard n’est pas un Leonard ! Il faut en finir avec cette fétichisation extrême de l’œuvre et du nom qui lui est attaché.

5.

Giuseppe Chiari. La plupart des artistes Fluxus sont au départ musiciens, c’est le cas de Chiari. Beaucoup de Fluxus se sont retrouvés en Allemagne à une époque, au Festival de Darmstadt dans les années 50, où de nombreux musiciens d’avant-garde jouaient des pièces : Stockhausen, Cage… Dans un mouvement d’inversion les musiciens Fluxus prouvaient que tout pouvait faire musique en détournant notamment les instruments, en pervertissant les codes sacrés du concert classique. Ligeti lui-même avait créé une pièce pour métronomes : ce qui n’est qu’une utilité mais qui dirige autoritairement le rythme du jeu, un métronome, devient tout à coup la pièce exécutante, comme si le musicien avait repris le contrôle du concert, repris le pouvoir sur la règle castratrice. Beaucoup d’artistes Fluxus ont créé des slogans, celui de Chiari est “Art is easy”.

6.

Serge III (frère de Zoé Oldenbourg). Russe de Nice. Artiste radical. Il a joué à la roulette russe sur scène avec un vrai pistolet chargé. Lors d’un voyage à Prague avec Ben, ils ont voulu faire passer quelqu’un de l’autre côté de la frontière sans passeport. Serge III s’est fait arrêté et a dû faire un peu plus d’un an de prison en Tchécoslovaquie (66-67). Il s’est toujours vraiment engagé. Après sa sortie de prison il s’est mis à travailler sur les affiches de pubs ou de cinéma, en en détournant les codes.

7.

Wolf Vostell. Graphiste au départ. Il est à la limite de Fluxus. Il a commencé par décoller des affiches comme les artistes du Nouveau Réalisme, mais il a très vite étendu le principe de décollage au happening, en considérant que le corps lui-même en action était dans une action de décollage extrême, par la violence et la destruction. Il s’emploie à dévoiler la violence latente d’une société apparemment lisse. En 1960, à Paris, il avait lu dans les journaux qu’un avion s’était abîmé en mer après son décollage. Pour lui c’est le moment où la réalité dépasse la fiction, le moment où la violence surgit dans la réalité sans qu’on s’y attende. Les membres du groupes lui reprochaient son manque de modestie qui, doctrinairement, devrait l’éloigner de Fluxus. Maciunas, le pape de Fluxus, s’opposait à lui fréquemment sur ce point. Vostell était très dynamique, très inventif, il avait créé sa propre revue “décollage”, or Maciunas était moins habile que lui ! Vostell a participé aux concerts des années 62 et 63, et créé un musée Fluxus en Espagne, à Malpartida. En tant qu’Allemand son œuvre montre à quel point il est hanté par le passé nazi et la violence.

8.

Joseph Beuys. D’une certaine manière il est encore plus « limite » que Vostell. Il s’est imposé alors que son œuvre n’a pas grand chose à voir avec le groupe. Il est très expressionniste, il s’est créé sa propre mythologie, celle d’un aviateur allemand dont l’avion se serait écrasé pendant la seconde guerre mondiale en pleine Asie Centrale. Il prétend à partir de là avoir été secouru par des chamans et ramené par eux à la vie. Fourrure, graisse, sont ses matières fétiches, de même que l’énergie est son principal sujet : chaleur, feu…

9.

Ben Patterson. Au départ c’est un vrai musicien, un concertiste qui a joué dans de prestigieux orchestres, un virtuose de la contrebasse. Il vit aux Etats-Unis et il lui est interdit, parce qu’il est noir, de jouer dans des orchestres symphoniques. Il quitte donc les Etats-Unis pour s’installer au Canada où il deviendra concertiste pour le philharmonique d’Ottawa. Puis il part en Allemagne où il entre à l’orchestre de la 7ème armée américaine. Il souhaite très vite rencontrer Stockhausen à Cologne. La rencontre est décevante. Cage au contraire le bouleverse et il décide alors de composer lui-même des pièces. Il restera un certain temps en Allemagne. Il publie un ouvrage de ses compositions aujourd’hui introuvable (dont « paper piece » qui fut interprétée le soir du vernissage). En 1962 Il part à Paris et rencontre Filliou qui lui mettra une œuvre dans son chapeau ! Il a voulu faire une œuvre basée sur l’action avec une participation du public. Selon lui il faut hisser la musique jusqu’à la vie. La dimension comique de ses interprétations n’empêche pas l’ambition de son projet. Il a fait ainsi de « l’action » jusqu’en 63 puis il est rentré aux Etats-Unis. A l’époque la révolte des Blacks Panthers battait son plein, il a donc choisi de s’engager politiquement jusqu’en 80 où il recommence une pratique libre et personnelle de l’art et de la musique, en intégrant des revendications. Interrogations : peut-on parler de « culture noble » et de « culture pas noble », de grande ou de petite culture ?

10.

George Brecht. (table et boîte avec vignettes) Il est l’un des membres les plus importants du groupe, plus que Maciunas qui ne fut au fond qu’un « organisateur », un meneur. Il est chimiste au départ, et a même produit des brevets, a travaillé dans des laboratoires pharmaceutiques. Il s’est intéressé au hasard dans l’art en étudiant l’aléatoire chez Jackson Pollock, puis il a rencontré Cage et a suivi ses cours. Aux côtés de Cage il a approfondi la notion de hasard en art en la reliant à la physique des particules : le hasard est au cœur de la matière et tout s’organise autour de son incidence. Un jour il est rentré chez lui et s’est aperçu que le clignotant de sa voiture marchait tout seul, il a trouvé ça très beau et ce fut ce qu’il a baptisé ensuite « event ». il a donc composé de petites cartes avec des events à réaliser, même mentalement . Un event peut être infiniment simple : placer deux chaises face à face ; ou plus complexe : vous allez en voiture chez le garagiste, vous faites gonfler votre pneu jusqu’à ce qu’il éclate puis vous rentrez chez vous. En un mot, il s’agit vraiment d’appliquer les idées sans engager son ego. Avec Robert Filliou ce sont les plus stimulants du groupes, ce sont de véritables concepteurs. Brecht a mis ses « events » en boîtes : les « boîtes magiques de Brecht ». La réduction d’une idée ou d’une œuvre à une boîte, ou à une petite carte, est un classique du groupe qui pratique l’art du minimalisme avec une certaine science. Le rôle des petits objets dans l’expression du mouvement est capital. En 1962 il avait créé son Festival à New York « Yam » au mois de mai (anagramme). Il est le vrai cerveau du groupe et le détenteur incontesté de l’esprit Fluxus : anonymat , faire en sorte qu’un objet banal soit transformé en œuvre puis revienne dans le domaine de la vie sans qu’on puisse après coup déterminer son statut.

11.

Filliou. (vitrine centre) Il appartient à une lignée d’artistes qui, de Marcel Duchamp à Joseph Beuys et de Kurt Schwitters à John Cage, remet en cause les relations traditionnelles de l’art et du monde : « C’en est fini pour moi des objets-œuvres d’art. Ils ne sont plus pour moi que des pistes de décollage. » L’œuvre de Robert Filliou reste, de part en part, obsédée par l’idée de paix. En 1970, il réalise Commemor, proposant « aux pays qui songeraient à faire la guerre d’échanger leurs monuments aux morts avant et au lieu de se la faire ».Dans cette perspective, il a fondé « The Afro-Asiatic Combine » (dédié à la recherche sur l’influence de la pensée contemporaine africaine et asiatique sur la culture occidentale), la Biennale d’art de la paix à Hambourg et il a imaginé l’année des « 365 premiers avril » (1971). Au travers de ses images, mots, objets, actions, installations et autres « briquolages », Filliou envisage l’œuvre comme une langue universelle dont l’utopie consiste à abolir les frontières entre l’art et la vie. « L’art, remarque le créateur de la « République Géniale », est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. ». Il a participé à Fluxus pour la première fois en 1962, à Paris, avec Maciunas. Dans l’une des vitrines on voit un chapeau découpé : c’est une galerie d’art dans un chapeau ! Il jetait des photos d’œuvres d’art de tous ses amis dans le chapeau, de sorte qu’il devienne un « couvre chefs-d’œuvre ». A l’instar de ce qui est exposé ici, de nombreuse œuvres de Fluxus sont créées puis répétées à un petit nombre d’exemplaires, car les membres de Fluxus jouent sur la notion de reproductibilité de l’œuvre sans aucun complexe.

12.

Serge III. Il a fait des verres en négatifs (vitrine) mais aussi des armoires en négatif : il coulait du ciment dans une armoire puis il détruisait l’armoire pour libérer la forme pleine.

13.

Charles Dreyfus, joue sur les mots. Ses œuvres portent, gravées à l’or fin sur des objets utilitaires très communs, des formules à clefs, à déchiffrer comme des énigmes en forme de calembours. Il est le premier Français à avoir fait un travail universitaire sur Fluxus puis il a, en 1974, organisé une petite exposition au Musée d’art Moderne de la ville de Paris. Enfin il est allé à New York où il a rencontré Maciunas et les autres artistes Fluxus. Depuis il mène la double activité de critique et d’artiste.

14. Maciunas (mur de droite en entrant) Il peut être considéré comme le pape du mouvement. Il était graphiste. Il avait instauré la règle du 8-8-8 car il exigeait une discipline de chacun des membres du groupe : dans une journée on devait travailler 8 heures, dormir 8 heures et le reste du temps devait être consacré à une activité Fluxus. En tant que graphiste il a édité des journaux Fluxus qui ne se sont jamais vendus, il les composait en faisant des montages de documents qu’il trouvait à la bibliothèque de New York et qu’il détournait. Il a ouvert un magasin fluxus (Fluxus shop) et une salle de spectacle Fluxus, mais les affaires ont toujours très mal tourné. Il s’est mis à utiliser les œuvres des autres et à les réduire en boîte : La Monte Young avait inventé une pièce qui consistait à faire du feu en public. Maciunas a mis des allumettes dans une de ses boîtes en plastique et a collé dessus l’étiquette suivante : « pièce de La Monte Young » qu’il vendait dans son magasin de Canal Street à New York (c’est un exemple de la fameuse circulation des œuvres dans le groupe).

15.

Ben signe tout et c’est ainsi qu’il se réapproprie le monde, en le phagocytant…

16.

Horloge de Charles Dreyfus : le temps s’affole !

17.

Portrait de John Cage (mur de droite avant d’entrer dans la deuxième salle) On peut dire que Fluxus a commencé en Allemagne à la fin des années 50, autour de Darmstadt, puis le mouvement a émigré aux Etats-Unis en 60, la création du quartier de Soho n’en est que la plus vive expression. On peut également dire que l’acte de naissance du mouvement est largement entre les mains de John Cage et sur ses partitions alors même qu’il se tiendra toujours à l’écart du groupe, Maciunas assumant seul la tâche de dictateur. Cage disait que ce qu’il préférait dans un concert c’était le moment où les musiciens accordaient leurs instruments car alors le public n’était qu’attentif aux sons pas aux geste où à la mise en scène du concert.

SALLE 2

18.

A gauche en entrant le coin de Ben : il met l’art en boîte lui aussi mais avec une exubérance qui en ferait presque un dissident s’il n’avait été considéré comme le relais « conventionné » de Fluxus en France par Maciunas. Ses valises ne sont pas sans rappeler les valises de Duchamp, elles participent du même principe : un rêve d’art total sans doute, que l’on pourrait circonscrire, dominer, mais qui, d’être ainsi dominé, est ridiculisé : toute l’histoire de l’art pourrait être réduite à un petit bagage !

19.

Henry Flynt. (deuxième salle, mur de gauche) N’est pas vraiment un artiste, c’est un mathématicien passionné de logique. Radical, il a beaucoup inspiré le manifeste de Maciunas. Il prônait la mort de l’art, il voulait brûler les musées et tout ce qui représentait à ses yeux la culture « sérieuse ». Ils ont manifesté Maciunas et lui pour la fermeture du MOMA. Il détruisit d’abord ses propres œuvres !

20.

Piano de La Monte Young. La Monte Young fut très marqué par Cage. Il voulait étendre le domaine du sonore à sa limite : il a fait voler un papillon sur scène en guise de pièce musicale (un papillon fait du bruit en volant, tout ce que nous voyons émet un son !). La Monte Young a passé son enfance dans une ferme de l’Idaho, il raconte qu’il entendait la nuit le vent passer entre les planches de la cabane où il dormait. Ici c’est un piano auquel il faut donner du foin et de l’eau, et la pièce ne finit qu’une fois que le piano a tout avalé. La Monte Young voulait ainsi créer la pièce la plus longue de Fluxus. Et en effet c’est une pièce qui n’a jamais fini ! Il est à noter que les œuvres des artistes Fluxus peuvent être refaites par d’autres, ici le piano est signé La Monte Young mais il a été exécuté par Ben. Cela rejoint les principes de Filliou pré-cités.

21.

Dick Higgins : (4 tableaux mur de gauche) tirer avec une carabine sur une partition créé des notes aléatoire que l’artiste doit « exécuter » ! Les artistes Fluxus ont souvent manipulé la musique et ses instruments jusqu’au martyre… Higgins a créé les éditions « Something else press », car Maciunas mettait trop de temps et trop peu de moyens dans les siennes. Ce fut vécu par Maciunas comme une véritable trahison. Higgins a publié beaucoup d’artistes jusqu’en 1974 (Claes Oldenburg entre autres).

22.

« Fesses » photo extraites du fluxus-film de Yoko Ono. Avant d’être la femme de qui vous savez, elle fut une des premières à participer à des happenings avec son premier mari compositeur. Elle a filmé ici des fesses qui marchent. Ce film, interdit aux mois de 18 ans et presque abstrait, est visible sur u-tube http://fr.youtube.com/ (Cherchez « fluxfilm »). Maciunas a réalisé des Fluxfilms, qui en général ne durent que quelques minutes, avec de nombreux artistes. Il y en a de Brecht, Watts, Yoko Ono, Vostell, Paik…

23. George Brecht 1964 « Polir un violon » (photos mur face). C’est un grand classique de Fluxus, la pièce se joue en astiquant aussi soigneusement que possible un violon.

24.

George Brecht « Drip music » : verser de l’eau dans des récipients, ne serait-ce pas là une symphonie moderne ?

25. Nam June Paik : créateur de robots. Il a été « excommunié » par Maciunas car il a connu le succès et fut exposé seul dans des galeries et des musées. (même chose pour Yoko Ono). Or Fluxus est d’abord un art collectif. L’ironie veut qu’on ne connaisse Fluxus que par ceux qui se sont fait un nom ! C’est le cas de Paik, de Beuys ou de Ben.

26.

Images de Brecht et Higgins à la New School of Social Research avec John Cage : première rencontre de membres de Fluxus.

27.

Tomas Schmit (mur de droite, bouteilles de lait). Il était assez jeune au début du mouvement. Il a créé cette pièce « Zyklus », le cycle , qui rejoint l’une des grandes obsessions des membres de Fluxus : l’origine, la création permanente. Il est à noter que de nombreuses œuvres du mouvement portent ce même titre. Un jour le jeune Thomas n’avais pas assez d’argent pour se payer l’avion et rejoindre le groupe pour un concert, il demanda à Maciunas de l’aider qui refusa sous prétexte qu’il n’avait qu’à gagner de l’argent. Selon Maciunas un artiste devait travailler et être « utile » à la société !

28.

Robert Watts travaillait dans l’édition comme Maciunas, il a aussi joué avec les images.

29.

Un grand classique de Nam June Paik : bouddha et télé, dénonçant la prédominance de l’image sur le monde, cette nouvelle religion devant laquelle un bouddha même vient se recueillir. La télé n’étant pour

Façade en Fête

06 juin 2007 – Institut Français d’Athènes

Création d’un mural graffiti pour les 100 ans de l’Institut Français d’Athènes

L’Institut Français d’Athènes fête ses 100 ans, il lui fallait donc retrouver des couleurs et prendre un peu le frais en imagesréinventant le buon fresco ! Considérer les parois de son habitat comme un cahier ouvert est à l’origine de tout l’art de peindre et ce geste, depuis une vingtaine d’années, est redevenu l’un des gestes spontanés de l’homme avide de s’exprimer d’une manière immédiate, explosive et anonyme. Où que l’on aille dans le monde, des signatures d’hommes de passage, nocturnes et masqués, honorent en les déshonorant du même coup, les lieux les plus inattendus, les plus reculés, les plus inaccessibles de nos mobiliers urbains. Les villes d’occident, au grand désespoir des autorités municipales, sont outrageusement décorées de tags, sceaux de la modernité aux alphabets aussi indéchiffrables que chargés de mystère. Nos villes portent ainsi la marque au fer rouge du criminel jadis dénoncé par sa lettre écarlate. Est-ce vraiment le signe d’une condamnation ? Celle d’une civilisation honnie et rejetée, visée d’infamie ? Ne faut-il pas plutôt y voir le coup de griffe aimant, certes mordant, d’un jeu de mains avec l’autorité ?Tous les savants les plus raffinés, les amateurs de belle architecture et d’œuvres classiques jettent un œil dédaigneux, voire dégoûté, sur ces témoignages d’une irruption insolite, hirsute, inavouable, dans des rues qui, selon eux, devraient n’être qu’ordre et beauté … De New York à Paris, jusqu’à Plaka et Exarchia où les murs sont couverts de personnages aux visages étonnamment enflés, désireux semble-t-il de s’envoler pour échapper aux lois trop ordinaires de la vie, le tag magique et malfaiteur aura, qu’on le veuille ou non, « droit de cité » au sens propre du terme. On peut tenter d’éliminer ces lichens dont on ne sait pas jusqu’à quel point ils peuvent se révéler vénéneux, on peut encore tenter inexorablement de les effacer : la forme resurgit, l’inscription renaît d’elle même comme, littéralement, un « fait de société ». Des experts ont analysé le phénomène, des livres lui sont régulièrement consacrés, les critiques d’art ouvrent dorénavant leur réflexion à ce genre nouveau d’écriture automatique et de surréalité urbaine ouverte à tous. Des musées même s’y intéressent et libèrent leurs espaces à ces « gobelins des faubourgs, tissés sur la basse-lisse des trottoirs », comme aurait dit Raymond Hains. Il y a plus : la peinture reconnue comme telle s’inspire parfois de ces graffiti à l’insolent pouvoir de communication, et il arrive que des franchissements de frontière aient lieu entre les vigoureux « barbouilleurs nocturnes » et les peintres des galeries avant-gardistes. L’anonymat scandaleux est soudain sous le feu des projecteurs. Ainsi, du fait de la vitesse du monde qui met en liaison les plus anciens archaïsmes avec les inventions de l’avenir, l’Institut Français d’Athènes, admet désormais, non sans malice, que le grand mur qui le protège devienne la paroi ancestrale de notre plus ancien imaginaire, autorisant une fois encore la main de l’homme à peindre la fresque, et à y déposer avec une rapidité prodigieuse, à même le ciment frais, les signes, couleurs, lignes et formes d’une création plastique et picturale condamnée à la réussite parce que « irrécupérable » ! Les deux graffeurs qui ont taggé ce mur « à fresque » semblent avoir réappris les gestes premiers sur les premières matières. Ainsi, pour son centenaire, le vénérable bâtiment se trouve à la fois confirmé dans sa vocation à sauvegarder tout ce qui vient de l’antiquité des hommes tout en se retrouvant, antiquité ou pas, fort joyeusement rajeuni !

Version Atelier

juin 2008 – février 2009 – Grèce

Photographies de Didier Ben Loulou
Propos recueillis par Caroline Fourgeaud-Laville

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Une manière de découvrir, à travers photos et textes, 22 peintres contemporains qui ont choisi Paris comme ville de création. De Valerio Adami à Zao Wou-Ki, ils se sont tous livrés à l’objectif du photographe Didier Ben Loulou et aux questions de Caroline Fourgeaud-Laville, dans des textes où sont relatées leurs relations à la peinture et à ce pays qu’ils ont fini par adopter : la France.

Fluxus, c’est gratuit

Fluxus, c’est gratuit, IFA 2007

Préface au catalogue de l’exposition

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L’oreille collée au combiné, j’écoute la tonalité classique et rassurante des télécoms résonner sur un rythme attendu. L’indicatif niçois semble donc bien avoir fonctionné, Ben décroche. Cependant, je ne parviendrai jamais à me convaincre des ancrages géographiques d’aucun des membres de Fluxus. Le sud de la France abrite je crois un métisse noir, antillais, probablement grec par sa mère, et suisse d’adoption. De Ben je ne saurai jamais rien, ni distinguer l’accent, ni décliner l’identité. Sa voix ronde sait se faire aiguë au passage de la glotte, un nasillement semblable à celui des griots malins des Antilles, mi-chamans, mi-sorciers, tour à tour envoûteurs et guérisseurs, un phrasé rapide qui n’a rien de méridional, me laissent à penser qu’il vient d’ailleurs. Pourtant, au-delà des voix, une certaine énergie confiante, emblème de son rapport au monde, ne peut qu’être attribuée aux gens de soleil, aux pêcheurs des mers bouillonnantes et mythologiques du sud. Francesco Conz, Gino di Maggio, Caterina Gualco, Ben Patterson, Nicolas Feuillie et Charles Dreyfus, forment à eux seuls un vaste pays où les langues se mêlent dans un même fleuve regorgeant d’alluvions éparses, charriant des boîtes d’allumettes, des jeux de cartes et des écrans télé, détournant son cours au premier barrage rencontré, inondant en basse saison des terres que l’on croyait arides. Je ne saurai jamais non plus définir ce mouvement mystérieux au titre si savant, empruntant malicieusement à la langue antique un pseudo-lexique de laborantin. Et il faut bien avouer en effet que Fluxus est un laboratoire dont les éprouvettes déversent régulièrement leurs flots intempestifs sur le parquet bien ciré des galeries d’art et des salles d’expositions. Or comme dans tout laboratoire, le secret d’une formule complexe réside dans l’art d’associer entre eux les éléments simples. Fluxus prélève donc les idées en germe, avant éclosion, bien avant que de leurs graines on ne fasse blé, et qu’elles ne soient broyées par la société dite de consommation, toute équipée qu’elle est, comme on parle de « cuisine équipée » : plaque chauffante de la bourse mondiale, réfrigérateur avec ou sans congélateur des institutions, placards nombreux, et autres ustensiles à vocation ergonomique… Fluxus, ce serait donc : de nombreux accents, de nombreuses origines, une action menée en toutes langues du monde contre l’ordre établi, brouillant les repères, sapant les modes de transformation logiques et sabotant l’efficace loi du marché ? Ne serait-ce pas également ce flux continu qui parvient à cheminer entre les amers illégitimes et si souvent vulgaires du grand océan de la création officielle ? Ce mouvement, qui n’est pas une école, s’entête à vouloir accroître de son onde vive le faible espace de liberté qui nous est imparti. Irriguant d’un humour corrosif toutes les formes d’expression, il manipule avec un soin méticuleux les clefs, les tiroirs et les boîtes, pratiquant les outils avec le sérieux déconcertant des plus habiles artisans. L’élément simple originel est ainsi détourné de son utile métamorphose par la main de l’homme, pour être entraîné par ce flux s’écoulant délibérément sans direction précise : « la voie n’est pas la voie ». Le but aussitôt visé est aussitôt obsolète. Le contenu se passera donc de contenant. Quant au contenant, il se verra dévasté par son contenu : sarcophages des écrans-télé de Nam June Paik agités d’images implosives. C’est la raison pour laquelle Fluxus n’est pas d’une époque. Ce n’est pas un « courant artistique », mais un rouage, telle une immense noria grinçante et obsédée par sa force motrice, distribuant sur mille plateaux le flot permanent de l’Histoire que l’on croyait continue. Fluxus ? C’est une sorte de grande roue : « Roue de foire » diront certains, car Fluxus est souvent volontiers guignolesque, « Roue de la fortune » diront d’autres, car à coups de dés brechtiens Fluxus joue avec le destin, sa fatalité, ses hasards… Cette grande roue mécanique œuvre au cœur même de nos sociétés qui, elles, se font et se défont au gré des marées. Ridiculisant nos petites inventions, tournant en dérision l’adipeuse matérialité des choses, leur fonction et leur prix, on ne peut s’étonner que Fluxus soit si présent aujourd’hui et nous ne pouvons que nous réjouir de le recevoir ici, au cœur de la Méditerranée héraclitéenne et aristophanesque. L’Institut Français fête ses cent ans, nous souhaitions lui offrir un hommage insolent. Chacun sait à quel point l’Histoire de notre Institut est liée à celle de la Grèce, à l’esprit de résistance, au militantisme courageux et généreux des hommes qui l’ont fondé. Nous avons pensé qu’il était nécessaire de donner à ces célébrations un souffle de vie intense et singulier. Des rencontres, des débats, des échanges, des concerts et des performances s’enchaîneront pour que ce centenaire ne soit pas simplement un hommage mais qu’il vienne se heurter au présent et se tourner vers l’avenir. Octave Merlier, son épouse Melpo et Roger Milliex avaient fait de l’Institut une maison grande ouverte aux esprits et aux talents. Grâce à Fluxus, reçu ici par le prestigieux Musée Bénaki, grâce à la présence des artistes et celle des étudiants, je crois que nous ne les trahissons pas. « Fluxus, c’est gratuit » s’adresse à tous ceux qui ont donné sans compter, à ceux qui ont su parier sur l’avenir dans un présent improbable, à ceux qui ont porté l’action sans en connaître jamais l’issue, afin que Culture et Intelligence, divinités d’un autre âge, tremblent encore en nous comme deux organes vivants.

Paris-Peinture

Editions Nereus 2008

Préface au catalogue de l’exposition
« Paris Peinture »

catalogue

Cette exposition n’est qu’une toile tissée par une araignée indiscrète.
Rien n’aurait fait reculer l’opiniâtre ouvrière. J’entrepris donc de la suivre dans ses zigzags, répondant à une stratégie connue d’elle seule. Les alvéoles numériques des quartiers, les rubans multicolores des lignes de métros se démultiplièrent au gré de nos pérégrinations, élargissant la ville tous azimuts, débordant sur la banlieue, ouvrant sur mille lieux de travail, si dissemblables mais toujours si intimes : un atelier obscur et froid, une grange à tableaux baignée de soleil et tapissée de moisissures, un dixième étage noir et orageux, un atelier de la Ville de Paris aux allures de perchoir à oiseaux, moderne et fonctionnel… D’une amitié à une autre, d’un numéro de téléphone griffonné sur un ticket de bus au souvenir plus vague d’un nom de rue, la toile s’est enrichie d’elle-même, créant des poches d’ombres sur certains endroits, libérant des flots de lumières sur d’autres. Les peintres ici présents auront été les véritables artisans de cette merveilleuse géographie mentale rassemblant tout ce que Paris compte de plus varié et de plus détonnant.

Ces Parisiens, de naissance ou d’adoption, venus pour certains des quatre coins du monde, nous auront permis de faire le point sur la nécessité de peindre aujourd’hui, alors que tant de formes rivalisent entre elles dans le domaine des arts plastiques. Les voilà donc réunis pour la première fois sous un même étendard, aux armes toujours victorieuses : gouache, encre et acrylique. Derrière un titre volontairement cocardier se cachent au moins une douzaine de nationalités différentes. Nés à Cordoba, Cancale, Florence, Bruxelles, Athènes ou Saint-Germain des Prés, ils ont choisi Paris qui, sous l’effet d’un climat peu ordinaire, sait parfois retrouver les brumes noyées de la pampa argentine, adoucir l’ardeur d’un soleil trop franc sur ses immeubles presque florentins et, lorsque le jour se lève autour de ses quais solidement perpétués à l’infini, faire résonner l’écho grinçant de quelques mouettes fouettant le ciel comme en Bretagne. L’on se dit qu’en effet Paris a bien tous les talents du monde !

En quelques semaines les rendez-vous furent pris et j’allais, avec l’innocente exaltation des premières heures, de portes en portes à la manière d’un commis voyageur. Deux ou trois coups de sonnette : un visage, un atelier, une oeuvre entrouverte, un silence, un apprivoisement réciproque.

Le premier rendez-vous eut lieu chez Jan Voss . Entre les lignes pures des tours de béton armé, des îlots clairsemés de maisons bourgeoises survivent non loin du RER comme si, aux portes sud de Paris, l’on hésitait encore entre ville et campagne. En fond de cour, dans un atelier aux volets bleu ciel, Jan Voss traverse aisément, faussement volubile, cette apparente contradiction qui n’est pour lui qu’une évidente association d’idée : des formes aux allures sèches viennent s’abreuver aux couleurs tendres et vivifiantes de ses aplats, flaques dûment circonscrites au sein desquelles arbres, chiens, œil, main se dissolvent sans toutefois se perdre. Nous nous sommes promenés ensemble dans l’atelier comme des gamins dans un grenier. Le moteur d’un camion ronflait au bout de l’allée tandis qu’un encadreur s’affairait, déposant des collages fraîchement piégés sous des emboîtages de verre à l’américaine.

020020Une fin de matinée frissonnante, la lumière laiteuse estompe les angles, les murs flottent sur les trottoirs qu’alourdit à peine la carrosserie lustrée des voitures. Nous distinguons une porte métallique derrière laquelle s’abritent deux petits chiens gesticulants entourant un chartreux presque solennel dans son indifférence. L’animale escorte conduit le visiteur jusqu’à l’ascenseur que l’on serait tenté de renommer « élévateur » puisqu’il mène au centre de l’atelier. Zao Wou-Ki , en blouse blanche, tente d’éliminer les traces de sa dernière bataille avec la « couleur rouge » : mouchetis orangés de coups de pinceaux intempestifs sur ses manches, sa peau, qu’il partage volontiers en vous serrant la main… Les pigments, les couleurs les plus essentielles, l’échelle chromatique complète en ses degrés extrêmes, se sont donné rendez-vous dans ce quartier de Paris. Et c’est une joie de découvrir, au-delà des couloirs pâles de cette ville parfois anémique, des chambres irisées qui s’ouvrent, semblables à l’éclosion d’un prisme sur la neige quand un rayon vient frapper la face blanche du monde et la doter soudain des infinis blasons du ciel.

Le RER nous conduit un début d’après-midi au sud-est de Paris. Un boulevard aux enseignes laquées fait vibrer des idéogrammes jaunes et rouges, allumant quelques feux sur le bitume encore humide. Les quartiers de la ville se distribuent autour d’un rond-point telles les heures régulières d’un cadran précis. Des paquets de nuages très blancs vont et viennent inexorablement si bien qu’en quelques secondes les massifs de jonquilles s’effacent dans la nuit comme si, longeant les parterres nous avions fait nous-mêmes avancer les aiguilles folles de cette grande horloge fleurie. Il n’a pas été simple de trouver l’adresse. Le numéro est dissimulé entre des maisons jumelles. Nous courons de l’une à l’autre, sous les averses chaudes du printemps, dans l’impatience de déceler le nom caché : Chu Teh-Chun . On nous indique un hangar, au fond du jardin. Nous franchissons des haies de rosiers et de farouches buissons métalliques semés abondamment par le sculpteur Albert Ferraud afin qu’ils puissent, chaque jour, guider les pas de son vieil ami jusqu’à l’atelier.

Retour sur Paris. Après une pluie plus têtue que les précédentes, nous prenons la direction de Montparnasse où nous attend, au dernier étage d’un hôtel particulier, Jean Cortot . Dès lors, confiant son âme au destin improbable, l’on se voit contraint d’enjamber une passerelle légère et haut perchée entre l’escalier et la porte d’entrée. Sept étages vous séparent du vide : un abîme devant lequel Jean vous sourit, bras ouverts, d’une aisance déconcertante. Tout est question d’équilibre en effet, dans cet atelier qui ressemble à une volière où les papiers, d’une panière à une autre, font battre leurs ailes aquarellées. Jean les découpe, les peint, les collectionne puis attend patiemment qu’une phrase vienne se poser sur l’un d’eux, prendre appui dans l’air avant de venir s’inscrire dans le tableau en formation.

040De retour au sud, à Arcueil, laissez la demeure seigneuriale de Jean Raspail sur votre droite pour entrer directement dans le jardin. Le portail s’ouvre tout seul. Alors, vous avancez jusqu’au palmier qui, de son panache cendré, triomphe seul dans la cour et vous cède le passage jusqu’au chalet peuplé de masques colombiens. Vous tentez de vous frayer un chemin entre les sculptures et les tableaux quand un rire bienveillant tonne au loin : c’est Antonio Segui qui salue ses visiteurs. Sur une table en bois noueux, produit des forêts tropicales, fume un maté odorant.

027-1Non loin de là Vladimir Velickovic vous vise d’abord d’un œil électronique avant de vous ouvrir la porte blanche de son laboratoire d’analyse des troubles humains. On prend un café entre deux rats empaillés et un crâne de bête sauvage dont on n’ose déterminer l’identité. Au-dessus du lavabo, cette phrase de Ben : « Merde à la Culture ».

Nous voici de nouveau au cœur de Paris, non loin de la rue Saint-Placide. On hésite, on sonne à toutes les portes, on frappe aux carreaux des ateliers voisins quand soudain le voici qui descend l’escalier. D’une élégance d’acteur américain, celui qui fut pour Hollywood l’assistant français de Vicente Minnelli nous accueille avec une courtoisie chaleureuse et riante. Timidement, nous entrons dans la pièce unique. Des rideaux sombres coulent le long des vitres de l’atelier, refroidissant des murs presque pompéiens. Le peintre, d’un geste calculé, manipule alors ces grands pans de tissu opaque. Et, d’une tige de métal obéissante et souple, comme un dresseur place dans l’arène les fauves qu’il ne quittera plus jamais des yeux, Claude Garache maîtrise la lumière, réservant pudiquement ses nus rouges au filtre ombré des voilages.

Banlieue parisienne, nouvelle version : une large avenue bordée de peupliers vert foncé nous mène près d’une impasse où, derrière un bolide de course, coulissent silencieusement les portes de l’atelier. De sa voix très douce, aux accents parfois railleurs, Jacques Monory évoque New York, Robert Franck, son amour des métropoles. Mais c’est pourtant bien au cœur de ses toiles, sous les phares bleus ou jaunes d’une cité singulière, qu’il semble avoir élu domicile, auprès de Paule, sa femme, qui toujours le rejoint au sein de ses « Enigmes ».

044-1Fin d’après-midi, Métro Gallieni. Le ciel est noir éclairant d’une flamme acide les tags du périphérique. Jean Rustin a transbahuté son atelier et ses souvenirs à l’est de Paris, au sommet d’une tour où son intranquille vision des hommes goûte à un oxygène plus rare et plus souillé qu’ailleurs. Là, des colonnes de documents ensablés de poussière s’élèvent noblement, transformant l’atelier en une sorte d’Arcadie intemporelle. Des partitions jonchent le sol de ce lieu où le quotidien a su trouver ses rites. Ici, chaque geste laisse une trace, chaque parole soulève les volumes non reliés de la mémoire. Enfin, parce que rien ne doit s’échapper par les vitres où les vents sifflent et s’engouffrent, les violons du peintre se sont refermés sur eux-mêmes, à jamais.

053Cap sur la Place d’Italie. Il fait très beau, c’est le 1er mai, des brins de muguet à la boutonnière, nous annonçons notre arrivée. La pièce n’est pas très grande mais fonctionnelle. Une affiche est placardée sur la porte que nous venons de refermer : une exposition collective dans les années 60, tout le monde est présent, les figuratifs, les abstraits, sans distinction ! On aperçoit tout de suite une table encombrée d’objets et de lettres, sortes de fétiches, témoins de ses plus belles rencontres : Beckett, Bram Van Velde, un cuivre immaculé reçu des mains de Morandi… Geneviève Asse a deux petits ateliers l’un sur l’autre dans le même immeuble, l’un sent la térébenthine, l’autre pas. Rien ne les relie vraiment et je songe à ces eaux étroites qu’elle n’a de cesse de séparer d’un trait vertical, peu définitif et souvent vibrant, comme une corde dont elle aurait appris la note unique. On entend, ce matin-là, des cris d’enfants provenant de l’école maternelle d’en face.

011-1Plus au nord loge Alexandre Hollan, dans un atelier comme façonné au creux d’un arbre médiéval, servi par un escalier en colimaçon, à peine domestiqué par le maître des lieux. Le peintre vous précède suivant le chemin d’une vigne imaginaire jusqu’au faîte où souffle enfin le vent méditatif de ses vies silencieuses.

99706323_qDirection Porte d’Orléans. Un bus nous trimballe un mardi chez Sam Szafran . Nous descendons à Malakoff. Faisant les cent pas sous l’abribus, nous guettons ce visage que nous ne connaissons pas. Un petit monsieur au costume usé nous rejoint. Nous le dévisageons, amusés, esquissant un sourire de connivence prudente. Lui, inquiet, monte dans le premier bus et s’enfuit. Un autre arrive, plus mince, avec un pull tricoté qui pourrait bien être notre homme. Mais il passe son chemin. Au coin de la rue, un gros chien jaune trottine docilement aux côtés de son maître. Une allure d’étudiant, les yeux rieurs visibles à cent mètres, une courte chevelure rousse délavée, broussailleuse, ravivée par des pommettes de braise et de son, Sam Szafran nous accoste : « Docteur Lowenstein, I presume ? ». La journée sera longue, d’autres suivront. C’est le début d’une initiation aussi liante, tortueuse et enveloppante que le sont les acrobaties du caoutchouc autour de l’escalier, grimpant hors de toute mesure à l’assaut du temps. Désireux de trouver la source, heureux de n’en jamais voir la fin, nous referons le chemin plusieurs fois ensemble.

La boussole vire à l’ouest cette fois-ci. L’air est vif en ce matin radieux. Nous arrivons très vite à l’adresse indiquée. Nous voici devant une grille noire avec son interphone, une boîte aux lettres totémique baille paresseusement en attendant sans doute des nouvelles de Tahiti ou de Bora Bora. Entre deux coupes de champagne Ladislas Kijno nous parle des rencontres qui ont émaillé sa vie, de son ami Atlan qui, en Algérie, au milieu d’une immense exploitation avait élu un arbre pour ami. Après d’âpres négociations, l’arganier avait été transplanté, entier, dans son atelier parisien. Les amis de passage grimpaient dans cet arbre aux renflements avenants, et d’une branche à l’autre, locataires insolites, retrouvaient peut-être les gestes anciens d’avant l’origine de l’espèce ? Tournant le dos au jardin, Lad a choisi de peindre dans le grenier qu’il a aménagé. Dans la cage d’escalier qui mène à l’atelier sont punaisées des coupures de presse, une pin-up des années 60 voisinant gracieusement avec Che Guevara, Catherine Deneuve avec Angela Davis. Car sous les petites icônes d’ici-bas apparaissent toujours les icônes majeures que ce Slave porte en lui et dont rien ne le séparera.

Au nord-est de Paris. De très hauts sapins entourent le repaire de Gérard Titus-Carmel . Dans une cour où la mousse auréole chaque pavé d’une douce écume verdâtre, deux bâtisses se font face. L’une est comme nue, livrée aux gifles du vent et aux morsures de la lumière ; l’autre, la plus encaissée, subit le froid, l’humidité, les mauvais courants d’air, des branchages sauvages la couronnent de réseaux complexes et vigoureux. C’est ici que Gérard peint, écrit, loin des lumières artificielles. Nous déjeunerons ensemble sous le ciel changeant du mois d’août. Menacés par une escadrille d’abeilles, où devaient bien se mêler quelques guêpes, nous jouerons aux chaises musicales, mugissant, vengeurs, des proverbes ingrats en japonais.

Grève des transports. Nous prenons un taxi de banlieue pour rejoindre Julius Baltazar . Le taxi ne sait pas où aller. Le temps tournant avec le compteur, nous finissons par comprendre que nous sommes perdus. La voiture s’arrête brutalement au milieu d’un chantier. Les ouvriers médusés suspendent leurs marteau-piqueurs au moment où je dévale dans la tranchée. Aucune étoile à l’horizon. Personne ne connaît le nom de la rue que nous cherchons. Julius lui-même ne parvient pas à savoir où nous avons échoué. Après de nombreuses péripéties très ordinaires, nous voyons monter comme d’un songe un homme grand, avec une barbe, lesté au goudron par un tout petit chien blanc. La maison de Julius est en travaux elle aussi, on s’y sent pourtant chez soi. Les livres s’ouvrent, les estampes sortent des cartons, les dessins abandonnent leurs papiers de soie, les tableaux règnent en maîtres. Mais il est déjà tard et nous ne savons comment rentrer. Julius, n’écoutant que son courage, nous raccompagnera dans son petit véhicule électrique où, toutes jambes repliées, le chien juché sur ma tête, nous atteindrons notre but à une vitesse de pointe de 10 km/h. Ce fut, je crois, le seul record enregistré durant cette aventure, et le plus grand fou rire agitant la vibrante capsule de notre « caravane », balayée sur le bord des boulevards par la sidérante « civilisation » de l’automobile.

Quelques stations de RER nous emmènent chez Hervé Télémaque . Une bretelle d’autoroute, un bloc de béton, des voitures tous feux ouverts sous la pluie battante. Je sors le petit bout de papier vite trempé et je découvre qu’Hervé Télémaque habite juste en face du numéro 9 de la rue où je me trouve. La manière dont il m’a indiqué son adresse m’intrigue : pourquoi m’avoir donné le numéro d’en face et pas le sien propre ? La porte est bleue, les murs sont blancs et frais comme sur une île atlantique. On oublie le vacarme des périphériques pour se retirer des siècles en arrière quand, me dit-il, on importa clandestinement en Haïti une édition des œuvres de Fénelon et qu’un certain Télémaque pointa du doigt l’horizon, annonçant des voyages et des quêtes de part et d’autre de l’océan. Télémaque…

002Où peut bien se cacher l’atelier de Fassianos ? Mes premiers rendez-vous avec Alekos eurent lieu dans mon bureau de l’Institut Français d’Athènes. A peine passé le pas de la porte, je le voyais extirper de son par-dessus kaki de légionnaire à tendance neo-spartiate, stylos, feutres rouges et bleus. Un coup de crayon sur mes dossiers, un ruban de soie rouge noué autour de mon coup, lui se grimant comme un pirate : en deux temps trois mouvements nous faisions de ce bureau un atelier de couture, une salle de théâtre, un vaisseau-amiral. Une autre fois encore, nous nous sommes donné rendez-vous tout près du vieux stade olympique chez l’encadreur. Certes, dans cette boutique donnant sur une rue retirée, l’on encadre bien lithographies, dessins ou peintures, mais sur la grande table de l’encadreur, loin des natures mortes, se tortillent les petits rougets du matin que l’on va bientôt rouler dans la farine avant de les saisir vivants dans l’huile bouillante. C’est ici qu’Alekos œuvre tranquillement, entre amis, dans un atelier qui sent autant le poisson que la térébenthine, et où claironnent les dernières chansons grecques à la mode, crachées par un vieux transistor des années 60 : autre friture. Mais je n’aurais sans doute jamais connu son véritable atelier, si notre ambassadeur et son épouse ne m’avaient expressément demandé de le visiter. Ce sont des défis auxquels on ne se dérobe pas ! Rendez-vous fut pris un soir de novembre. Nous voici partis vers Papagou, banlieue résidentielle d’Athènes, siège des ambassades, sorte de Neuilly-sur-Hymette si je puis dire. Dans la pénombre se détachait une villa aux marbres clairs, trois ou quatre étages, des formes massives incrustées de mosaïques familières : le soleil, la lune, un profil d’athlète… Alekos vit ici dans une sorte de rocher qu’il a lui-même poli, ponçant les murs jusqu’au gemme, grattant les revêtements inutiles, rapatriant les matériaux jusqu’au géologique pur. Lorsque nous sommes entrés dans ce palais, j’eus la sensation de vivre la cérémonie d’une visite officielle en Orient, dans un royaume antique et sacré, situé peut-être entre la Jordanie et le Yémen. Quelque chose de très ému et de très solennel émanait en effet de cette rencontre où chacun apprenait à habiter l’autre au sein de cette demeure, si somptueuse et si vide, comme le sont en général les palais des grands seigneurs bédouins.

Pierrette Bloch , elle, n’avait pas d’atelier quand je l’ai rencontrée. C’est au Select que nous avons fixé notre rendez-vous. Elle était arrivée en avance, et nous aussi. Puisqu’un plateau d’huîtres trônait déjà sur sa table, nous avons pris le parti de déjeuner ensemble, dévorant pour ma part un croustillant sandwich au camembert, luxe parisien qu’elle feignait de ne pas connaître. L’atelier de Pierrette Bloch étant en chantier depuis plusieurs mois, Montparnasse était redevenu son refuge, sa cantine, son hôtel, mais c’était une bien grande souffrance pour cette créature de recueillement et de travail intense, soudain interdite d’atelier. Car Pierrette Bloch ne fait qu’un avec son œuvre, on dirait même qu’elle en provient. De son passé on ne sait pas grand-chose, toute question, tout commentaire, étant immédiatement repoussés d’un revers de canne et du coup d’œil impératif du félin qu’on importune ! Je ne sais d’où elle vient. Je ne sais qui elle est. Elle vit l’Instant, ce nœud, ce précipité vivant, semblable au point noir sur une feuille blanche à qui elle donne vie d’un geste évident. Et le voilà, point noir, qui vit dans l’isolement puissant de ce qu’il est. Il y a eu pourtant la Suisse, il y eut le Japon, aujourd’hui et depuis bien longtemps il y a Paris.

Il neigeait presque lorsque nous sommes arrivés au point culminant de la capitale. Des pavés serpentent courageusement jusqu’au firmament où les façades sont blanches traversées de fers forgés noirs rutilant de givre. Valerio Adami défie les lois de la gravitation. Ses dessins négocient des virages et des lignes de fuites scandaleusement non-euclidiennes. Il est à la fois géographe et géomètre, savant metteur en scène de tragédies modernes, il sait aussi retrouver la surprise grave et naïve des illettrés face aux signes qui les emparent, face au monde et à son tableau noir. Penché sur sa toile, Adami tient un compas, un outils d’architecte ou de poète, qu’il déplace entre les personnages, formant des cercles de couleurs interrompus de grands traits noirs visibles de très loin, comme un message lancé du haut de la butte Montmartre à l’adresse d’un autre temps, d’une autre langue, d’un autre homme dans un autre espace…

Il fait toujours soleil lorsqu’on frappe à la porte de Leonardo Cremonini . Car le peintre est le gardien d’un empire où les chiens jappent harmonieusement et où les enfants, sentinelles insouciantes, patrouillent avec des jouets sous le bras devant les chambres mi-closes d’amants rêvant tout éveillés de leur propre amour. Il y a des climats de fraîcheur et d’autres de ténèbres qui se répondent d’un tableau à un autre. Les chambres aux étoffes chaudes et les plages ouvertes aux couleurs douces et froides se partagent dans son œuvre au gré du balancier interne qui l’entraîne lui-même d’une ville à une île, inlassablement.

Avant-dernier rendez-vous sur notre carnet : Madrid. Un hidalgo portant gilet vert à boutons dorés – citation alpestre dans le vêtement, donnant à son allure une hauteur toute montagnarde – ouvre finalement la porte au photographe : « Un peu plus et je vous prenais pour mon galeriste Karl Flinker ! ». En moins de vingt minutes Eduardo Arroyo était « dans la boîte », et libre enfin de retrouver sa maison de campagne…

Pour dernier rendez-vous je raconterai le premier, celui que j’ai eu il y a presque dix ans avec Pierre Alechinsky . C’était dans un restaurant chinois. J’avais à l’époque suivi un groupe d’amis graveurs, « fabricants » de beaux livres, dont les presses étaient établies au cœur du treizième arrondissement dans de petites rues sévères comme on en trouve seulement en province. Dans ces gargotes où l’on n’échange que des chiffres contre des bols de riz, j’avais été pourtant tentée d’imaginer le jour où le peintre rencontra Walasse Ting, maître chinois, et où ce fut, non loin de là peut-être, les chiffres d’un autre pacte qui devaient s’échanger, liant pour toujours le cobra au dragon, l’encre à la toile.

Les saisons se sont succédé, mais la pluie nous aura partout accompagnés. Le photographe Didier Ben Loulou, qui est à sa manière un oriental, sait par divination interpréter les signes atmosphériques et, malgré les nuages, les caprices du ciel absorbant la lumière, parvint tout de même à creuser une percée jusqu’à la lampe intime des artistes qui nous ont si généreusement accueillis. Grâce à ses photographies, prises sur le vif, le temps de la visite, nous pouvons désormais deviner un peu mieux l’espace de l’œuvre, le contour du visage qui la soutient dans l’invisible. Ainsi, par ces séries délibérément mobiles, chacun de nous peut, presque naturellement, serrer la main des peintres tout en découvrant leurs tableaux.

J’ai voulu en effet que ce projet ressemble d’abord et avant tout à une bonne poignée de main, et qu’il laisse au visiteur cette sensation indicible que nous avons tous après une rencontre que l’on sait déterminante. Aussi ai-je souhaité que, associées aux portraits des peintres, on puisse entendre aussi leurs voix. Et c’est pourquoi j’ai rassemblé ici le fruit de nos échanges : quelques anecdotes, la saveur du langage parlé, la syntaxe inimitable de ceux qui parmi eux appartiennent à la langue francophone, merveilleusement inventive et parfois si déroutante. Certains ont légèrement retouché leurs propos, mais tous ont « joué le jeu », et c’est un plaisir particulier que de pouvoir croiser leur regard et de surprendre, à la fois spectateurs et témoins, un peu de leur conversation. J’ai également confié aux peintres le soin de choisir l’écrivain qui parlerait d’eux, de sorte que rien dans ce projet n’échappe aux trois critères absolus qui auront guidé toute notre aventure : l’échange, le partage et le regard complice.

Vingt-deux peintres, autant d’écrivains, c’est trop et c’est trop peu. L’honnêteté veut de rappeler que la théorie butte d’abord sur la géométrie. Il n’est de commissaire d’exposition qui soutiendrait le contraire. Or moi qui n’ai été ici qu’une sorte d’agent de liaison, il m’aura fallu aussi abdiquer devant cette bienheureuse contrainte qui vous soumet à des choix. Mais Paris, cette capitale si sobrement drapée de gris, recèle encore sous son incomparable couvercle de zinc de bien nombreux ateliers, de multiples palettes aux accents planétaires. Fuyant la pauvreté, l’incompréhension, les dictatures, ballottés par l’Histoire, désirant si violemment ce pays, la France, qui représente encore si souverainement la culture, beaucoup pourtant m’ont dit être arrivés là par hasard. N’est-ce pas le plus sincère hommage que l’on puisse adresser à une ville dont le magnétisme est tel que, à travers les années, l’Ecole de Paris s’est faite école buissonnière et le hasard s’est vu soudain changé en nécessité ? Car Paris, tous le savent, permet de mener une œuvre, la plus personnelle possible, la plus isolée, la plus singulière, tout en étant à chaque instant proche de tout et de chacun. Les peintres, et c’est assez peu commun pour le souligner, forment une insolite « société secrète » où chacun se connaît, s’observe et, souvent, s’apprécie. Nous n’aurons sans doute pénétré qu’un des nombreux cercles de cette ville, d’autres restent à découvrir et déjà des noms nous viennent à l’esprit. D’évidence, il s’agit là d’une première étape. Paris est toujours Paris : d’autres peintres continuent de s’y installer, d’autres œuvres se forment à travers d’autres sensibilités, et de nouveaux destins se rêvent dans d’autres ateliers. Nous devrons donc reprendre rendez-vous pour demain.

De loin en loin Paris s’est donné à voir comme une immense salle d’exposition, à l’accrochage hétéroclite, au rythme désarçonnant, vaste et splendide en ses faubourgs comme en son centre. Ce sont ces artistes qui ont choisi Paris pour atelier que nous vous invitons à rencontrer ici, dans un pays, la peinture, où nous sommes tous des passants éblouis.